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Mémoires, de Didier Lestrade, aux éditions Stock.

À l’occasion de la parution des Mémoires de Didier Lestrade, nous publions la recension de l’ouvrage ainsi que la transcription de l’interview qu’il nous a accordée. L’audio sera mis en ligne très prochainement !

La Nuit du Dimanche (NDD) : Bonsoir. Ce soir, je reçois Didier Lestrade, auteur de « Mémoires » aux éditions Stock. Dans votre livre, j’ai trouvé deux idées. Deux idées fortes, on va dire. Deux fils rouges plutôt, plutôt que d’idées fortes. Le premier fil rouge, c’est le mot agir. Alors ce n’est pas agir au sens de l’engagement, mais c’est vraiment le premier sens du mot agir. C’est faire quelque chose, c’est le mouvement. Il faut se porter là où le vent nous amène. Même si la vie est une lutte, il faut l’accepter et même si on n’a pas envie, quoi. Vous écrivez dès l’introduction cette phrase qui m’a marqué. « Je suis un autodidacte qui admire les autres et la beauté artistique ou anatomique a toujours été le soleil qui me dirigeait. Je fais partie de cette génération de boomers pour qui il fallait faire plutôt qu’être. » Je trouve ça que ça résume parfaitement votre livre. Est-ce que vous, vous avez cette conscience-là que votre vie, elle a été faite sur le mot agir ?

Didier Lestrade (DL) : C’est aussi une phrase de personne âgée dans le sens que je suis un boomer classique, j’ai soixante-sept ans et c’est que pour nous, notre génération, surtout vis-à-vis des parents, vis-à-vis de la société, il fallait absolument faire quelque chose, c’est-à-dire le fait de grandir à la campagne et d’arriver à Paris, c’était un défi, c’était un challenge, il fallait trouver sa place, trouver un travail, découvrir la culture. J’ai été, je suis un autodidacte très pratique en fait. Je suis sur le fait de travailler, le fait de créer des choses. Je ne me considérais pas comme un entrepreneur parce que mes projets étaient assez difficile à réaliser et je savais que j’allais ramer les premières années. Mais je savais aussi qu’au bout d’un an, deux ans, trois ans, ça finirait par donner des résultats. Et donc le fait de ne pas avoir fait d’études, d’avoir raté deux fois mon bac m’a obligé à être vraiment dans le concret des choses. Tout simplement pour survivre, pour gagner ma vie, mais surtout pour essayer de réaliser des choses que je ne voyais pas autour de moi. En fait, j’ai, je suis, je fais partie de ces gens qui, quand ils vont à l’étranger, qui voient quelque chose de bien et qui se disent, mais pourquoi on n’a pas ça en France ? Et c’est vrai que j’ai toujours vu, j’ai toujours eu une sorte d’envie d’imaginer des choses. Dans une certaine mesure, d’une manière militante, mais pas forcément. Vraiment dans l’idée de la culture aussi. Je pense que c’est quelque chose qui me caractérise. J’ai lancé des trucs dans ma vie, je n’ai jamais vraiment été riche. J’aime beaucoup cette idée de commencer from scratch comme dit. Vous avez une idée, elle est difficile à réaliser, mais vous ne partez de rien du tout, ce qui fait que ça vous donne une liberté quasi complète. Et c’est pour ça que tous les projets que j’ai eu dans ma vie, les gens autour de moi me disaient « ça va pas marcher », Act Up , ça a été ça, Magazine, ça a été ça. Et en fait, à chaque fois, j’ai écarté ces avertissements de la main en me disant, oui, je sais que ça va être difficile, mais ce n’est pas impossible. Donc je crois que les boomers ont vraiment une mauvaise réputation maintenant, c’est définitif. Ce n’est pas une envie de défendre ma génération, parce que chaque génération a ses propres problèmes. Mais en tout cas, dans ma génération, et quand je compare par rapport aux jeunes aujourd’hui, il y a vraiment cette obligation de faire quelque chose. Peut-être que c’était l’époque qui voulait ça. Moi, j’ai jamais eu vraiment l’idée des trente glorieuses comme quelque chose de très glorieux, mais je crois que peut-être il y avait une facilité, la facilité de créer était plus grande. Les  enjeux étaient moins dangereux. Aujourd’hui, si on se casse la gueule, c’est vraiment beaucoup plus grave, c’est une histoire de réputation, alors que, bon, tout ce que j’ai fait, c’est, par exemple, j’étais tout seul avec des amis et en fait… je ne sais pas si c’est très clair, mais en tout cas, l’idée, c’était vraiment « qu’est-ce que je vais faire ». Et, contrairement à aujourd’hui, je pense que l’idée c’est : l’identité c’est bien – je le dis dès le début dans le livre – mais l’initiative, c’est mieux. Et dans une certaine mesure, je me suis forcé à faire des choses. Des fois même, j’étais obligé de faire des choses. Je suis fier de cette phrase dans l’introduction du livre parce qu’en deux lignes, on voit un peu ce que je suis et comment je travaille.

NDD : Oui, mais on sent l’urgence de quitter, l’urgence de faire quelque chose, on la sent à la lecture du premier chapitre qui est consacré à votre enfance. Moi, c’est vraiment le sentiment que j’ai eu. Et j’irai même plus loin. Quand vous parlez de l’école, on voit que c’est une vraie décision de ne pas avoir le bac. Alors, peut-être que je me trompe. Mais moi j’ai vraiment senti que c’était, que vous avez décidé de ne pas avoir le bac, parce qu’avoir le bac ça voulait dire aller à la fac, apprendre bêtement par cœur un savoir dont vous ne vouliez pas et vous, vous vouliez vivre votre vie quoi, point.

DL : Je crois que j’étais trop révolté pour rentrer dans ce truc de révision et de compétition parce que le bac c’est ça, c’est les gens l’ont, certains ne l’ont pas et pour échapper à la honte de ne pas l’avoir, j’ai décidé de ne pas l’avoir. C’est-à-dire je suis sorti de l’épreuve de maths au bout de quinze minutes parce que de toute façon, j’étais nul. Et donc avec un zéro pointé, c’est éliminatoire. Le deuxième bac, j’ai essayé de l’avoir, mais visiblement, je crois que j’ai un problème avec les examens et je crois que j’ai été trop révolté à ce moment-là pour essayer. J’ai fait une tentative de suicide à dix-sept ans qui n’était pas très grave, mais qui quand même m’a permis d’excuser pourquoi mon premier bac a été raté. En effet, je ne voulais pas aller à la fac. D’ailleurs, tous mes frères ont fait la même chose. C’est-à-dire, mes deux frères aînés sont allés à la fac et puis ils ont quitté leurs études assez tôt. Eux aussi, ils avaient cette idée de faire des choses de leur côté avec leurs mains et tout ça, mais je crois qu’il y a un problème chez moi, réel, avec l’académisme. Et d’ailleurs je crois que le monde universitaire, le monde académique me l’a bien rendu puisque, quand même, j’ai été toute ma vie, écarté de ce monde-là. La seule personne qui m’a invité dans une faculté en France C’était à Nîmes à l’école des Beaux-Arts et c’est mon ami Hubert Duprat qui est artiste, qui m’a appelé pour parler du graphisme dans la lutte contre le sida et c’était il y a vingt ans. Et l’autre invitation que j’ai eue, c’était à l’école des Beaux Arts de Bruxelles, il y a deux ou trois ans. Donc, ça veut dire que, quand même, j’ai passé ma vie à ne pas être invité et à être plus ou moins méprisé par le monde académique. Et d’ailleurs, je crois que c’est pour ça que je n’ai pas vendu beaucoup de livres. C’est-à-dire qu’à partir du moment où vous vous mettez un peu en opposition avec ce monde très élitiste et où il faut parler d’une certaine manière, enfin, il y a tout un paquet de codes que je récuse. Et puis, je crois qu’il y avait une révolte à cette époque qui était beaucoup plus forte que maintenant. C’est-à-dire, le bac, en fait, c’était un symbole de la culture de l’époque, c’était avant l’arrivée de la gauche au pouvoir. Et donc, pour moi, rater le bac, c’était presque un geste politique, militant, et puis surtout le signe d’une liberté. Bien sûr, un peu précaire, prolétaire, dans le sens où vous n’avez pas le bac, ça veut dire qu’il y a tout un paquet de choses que vous ne pouvez pas faire dans la vie. Donc dès que je suis arrivé à Paris, je me suis dirigé vers des jobs où on n’avait pas besoin de qualification comme travailler dans une librairie ou travailler dans un hôtel. Et en fait, ça m’a permis d’accompagner les premières années à Paris. Cette manière de vivre d’une manière un peu, un peu alternative, c’est ça qui m’a appris des choses, qui m’a formé. Et puis qui m’a mis dans une certaine mesure dans l’underground parce que je crois aussi que le monde académique, en fait, et je l’ai vu après dans le sida, c’est quelque chose d’incroyablement fermé et moi, ce qui m’intéresse, c’est de casser justement les barrières qui entourent l’exemple de rêve.

NDD : Oui, je dirais même pire, je pense que le monde académique, Il est sourd aux avancées de la société, il est mort, quoi. Et du coup, l’underground, c’est là où ça bouge, c’est là où il y a la vie, c’est là où il y a les idées. Donc, ça ne m’étonne pas qu’en allant vers l’underground, vous êtes allé vers un accomplissement total de votre vie. C’est comme ça, moi, que je le vois, en tout cas. Et là, vous avez dit entrepreneur tout à l’heure, vous avez dit que vous étiez un peu entrepreneur et ça me fait penser, alors je ne peux pas vous citer la page parce que je n’ai pas noté la page dans mes notes, mais je me souviens aussi que dans votre livre, vous dites justement, que la première fois où vous avez eu des réflexes d’entrepreneur, c’est à dix-huit ou dix-neuf ans quand vous quittez la ferme familiale après votre deuxième échec au bac. Vous allez vers une communauté homosexuelle pour un festival et c’est le GLH, le groupe de libération homosexuel. Et vous racontez que tout de suite, vous avez l’idée que ça pourrait être mieux, qu’on pourrait faire des grandes fêtes sur la plage, etc. Et je trouve ça fort de penser à ça direct. Vous venez d’arriver, vous pensez qu’il vaudrait mieux s’organiser.

DL : En tout cas, je savais qu’il fallait s’organiser d’une meilleure manière. En fait, ces hommes [du GLH à Bordeaux] étaient tous des profs, des instituteurs, enfin, Ils étaient déjà arrivés pour moi et je voyais que, vraiment, il n’y avait pas une grande dynamique militante, politique. Et je me dis, mais il faut organiser. Parce que je veux dire, on ne réalise pas à quel point on est seul en province. Je ne sais pas d’où ça vient, ce caractère militant, parce que quand même, je n’avais pas lu tant de livres militants à cette époque-là, mais en tout cas, je me trouvais, alors que j’étais plus jeune qu’eux, je me trouvais dans une sorte de frustration vis-à-vis de leur manque d’ambition. Je pense aussi que, bon, c’était une période aussi qui était en latence avant l’arrivée de la gauche. Mais je voyais en tout cas la différence et c’est pour ça que je me suis tourné vers Magazine, et la presse, elle, elle est à Paris.

NDD : Pour revenir sur les boomers, tout à l’heure, vous avez parlé de la génération boomer. Je vais citer ce que vous écrivez, c’est un passage où vous parlez un peu du savoir universitaire, entre guillemets, où vous dites que vous n’avez pas lu Bourdieu, Chomsky, etc.

J’étais trop occupé par le militantisme concret et les jardins ont volé le reste du temps que j’aurais pu passer à lire. Je fais partie d’une génération qui pensait sincèrement pouvoir changer le monde, le XXIe siècle nous montre clairement que nous avons échoué, que les forces du racisme, des multinationales et des super-riches sont bien plus puissantes que le reste. 

Je trouve que ça dit assez bien ce qu’est devenu notre époque. C’est que le capitalisme a gagné et il a gagné jusqu’à la lutte contre le sida. Pour moi, je relie ça un passage dans votre livre où vous dites, grosso modo, que la jeune génération a oublié le passé. Je peux même dire pire, à mon avis, c’est que la jeune génération, sous une apparente liberté sexuelle, elle cache la victoire du capitalisme sur les luttes et sur les avancées. C’est-à-dire que pour moi, on a été javélisé par les campagnes successives de prévention qui ont glissé petit à petit de la lutte contre le VIH à l’acceptation d’avoir le VIH. Ce sont, je pense, notamment aux campagnes d’AIDES sur le vocable séro-romantique. Ce n’est pas grave d’être séropo, on peut aimer pareil. Je suis d’accord, mais le revers, à mon sens, c’est que ça dit que ce n’est pas très grave de prendre des cachets et que, un gay, c’est quelqu’un qui prend des médocs et qu’il n’y a pas de mal à ça. Un homosexuel, il doit prendre des médicaments. Je relie ça aussi à une expérience personnelle, j’ai pratiqué le rugby dans un club de rugby homosexuel et j’étais le seul à ne pas prendre de médocs et à faire attention. Et ils avaient tous dans l’esprit que c’était normal pour eux. Est-ce que je me trompe quand je dis ça ? Est-ce que c’est présent dans votre livre ou j’ai mal compris ce capitalisme gagnant ?

DL : Il y a beaucoup de sujets dans la même question.

NDD : Oui, désolé.

DL : Depuis l’arrivée des traitements, c’est réellement une maladie chronique. Enfin, dans ce pays. On a des traitements qui sont vraiment puissants maintenant, avec un défi secondaire, une seule pilule par jour.  Je veux dire, il y a tout ce paquet de maladies autour de nous qui sont beaucoup plus graves. Vous avez l’asthme, c’est beaucoup plus difficile. Vous avez le diabète, c’est beaucoup plus difficile. Il y a énormément, à l’intérieur du groupe des personnes séropositives, des gens qui n’ont plus envie de parler de ça, parce qu’ils ont intégré le problème ou tout simplement ils ont eu le temps de penser à autre chose. Et nous, notre génération était vraiment … c’est-à-dire, le sida, c’était vraiment l’élément principal de notre société avant même la sexualité puisque ça rejoignait les prisonniers, les migrants, etc. Mais je crois que c’est aussi un phénomène de mode. C’est-à-dire qu’on ne pouvait pas être au sommet de la vague, pendant 30-40 ans, il y a une érosion, il y a une fatigue, les gens se disent, il y a peut-être d’autres problèmes dans la société, on ne peut pas être à la mode tout le temps. C’est vrai que le message a toujours été dans une banalisation de la maladie.  Aujourd’hui, l’aide est dans l’accompagnement. Toutes ces améliorations de la situation médicale, du dépistage jusqu’au suivi, tout ça, jusqu’à la sexualité, cela fait que le sida ne peut vraiment pas être une priorité, comme elle était dans les années quatre-vingt, C’est normal. C’est le résultat de la réussite, du militantisme… Tout le monde a contribué à cette lutte. Par contre, il y a eu quand même, dans les années quatre-vingt-dix, un fondement. D’ailleurs, je dis que c’est le seul moment où la communauté a été vraiment réunie parce que c’est une question de vie ou de mort. Donc cette communauté s’est forgée autour d’un problème. Je pense que le problème, le revers de la médaille, s’il y en a une, c’est que forcément, pour les jeunes, Ils ont vraiment l’impression que le problème est réglé, ils ont vraiment l’impression que c’est une question de vieux. C’est vrai, 50% des personnes séropositives en France ont plus de cinquante ans. C’est-à-dire qu’il y a une appartenance à une catégorie d’âge avec cette maladie. Parce qu’on avait évolué au fil des années et ma tristesse à moi, c’est que quand même dans la sexualité aujourd’hui, le VIH est toujours là, les IST sont toujours là. Ce qui se passe, c’est que quand on gagne une guerre, ben, il y a des anciens combattants, et puis en général, des combattants, ben, on les oublie un peu, quoi. Les jeunes sont moins informés. Les jeunes sont tous… Enfin, ils sont nombreux encore à penser qu’on peut le choper d’une manière absolument pas possible comme s’embrasser ou alors par un moustique. Chaque année, les études montrent que c’est le niveau de la compréhension de la maladie, de la transmission qui fait défaut. C’est intéressant de connaitre l’histoire, que les jeunes savent ça parce que c’est grâce à nous. Si on n’avait pas travaillé sur les traitements, il n’y aurait pas eu de la PREP, il n’y aurait pas eu de dépistage rapide, il n’y aurait pas eu toutes les occasions, tous les outils qui sont disponibles aujourd’hui pour passer à côté de cette épidémie ou en tout cas avoir accès à des traitements très efficaces.

NDD : Oui, tout à fait. Et vous avez dit, c’est considéré comme une maladie de vieux. Vous donnez le chiffre dans le livre. Vous l’avez cité là tout à l’heure. Je trouve ça fou que les jeunes, et j’en ai autour de moi, ne savent rien de ce qu’a été le VIH et l’épidémie, et comment elle a été combattue par des associations telles qu’Act-Up. Je trouve ça ahurissant qu’il ait fallu attendre 120 battements par minute, le film dont on va parler un peu plus tard, pour qu’il y ait une autre prise de conscience sur le militantisme. 

DL : Les médias sont responsables de ça aussi. Et quand je dis que c’est grâce à nous si les gens, les jeunes se soignent d’une manière correcte aujourd’hui, c’est parce qu’on a servi de cobayes. Et de cobayes volontaires, c’est-à-dire on ne nous a pas obligé à prendre les médicaments, on se battait pour prendre les médicaments au fur et à mesure qu’ils arrivaient. Et ne pas aller voir l’histoire, c’est quand même vivre un peu la tête dans le sable et ne pas vouloir regarder dans l’histoire récente. Et du coup, c’est ne pas avoir les outils pour comprendre la sexualité aujourd’hui. On est dans une période très, très, très rétrograde. Et pourtant, moi, je fais partie d’une génération… par exemple, quand je vois les grands écrivains de la génération précédente, c’est des gens qui m’ont beaucoup marqué, comme Armistead Maupin qui a fait Les chroniques de San Francisco.  Ils ont tous été traumatisés par les années cinquante, ils en parlent d’une manière vraiment grave, c’est-à-dire que pour eux, la liberté homosexuelle était tellement possible. Ils avaient vraiment une histoire où ils devaient se cacher et où ils étaient pourchassés. Et moi j’ai très bien vu ça, même à l’intérieur de ma famille, mes frères aînés n’avaient pas le même point de vue que moi sur ce sujet. Pourtant, il n’y a que cinq ans, six ans de différence. Je crois que j’appartenais à une génération, des années soixante, où le « drame » de l’homosexualité n’était pas si catastrophique. Vous aviez un côté quand même révolutionnaire dans l’homosexualité de ma génération. C’était foutre le bordel. J’avais dix/onze ans à ce moment-là. Donc ça ne me concerne pas directement, mais je pense que c’est une vague de liberté qui a touché tous les pays, et m’a touché d’une manière indirecte. Et donc, moi, je suis très intéressé à l’idée de comprendre pourquoi j’ai été moins traumatisé par l’homosexualité que mes aînés. Je pense que les hommes devraient poser la question par rapport aux générations précédentes. Et c’est tout l’enjeu des archives, dont on parlera plus tard, je crois que les jeunes seraient vraiment fascinés de regarder des documentaires ou de regarder des films. Je crois que l’histoire c’est ça, c’est une envie de comprendre les racines d’où l’on vient et au lieu de se demander qui je suis aujourd’hui, Pour moi, la question la plus importante, c’est d’où je viens. Si je vois d’où je viens, forcément, il y a un appel des personnes qui ont préparé et qui on fait des choses Et je crois que la situation du monde aujourd’hui est tellement catastrophique que les jeunes sont plus dans l’idée de, eh bien, il y a une course contre la montre maintenant. Le monde va être foutu très vite. On ne sait absolument pas ce que le futur nous réserve en termes d’écologie, de politique, de culture, de précarité. Et donc je crois qu’ils sont beaucoup plus dans l’idée du fun, en fait. Le fun est fondamental, je le vois auprès de mes nièces, Et tous les gens de ma génération regardent leurs nièces et leurs neveux et souvent, les trois quarts du temps, ils n’en ont rien à foutre. Ils n’en ont rien à foutre de la pandémie, ils n’en ont rien à foutre. Et aujourd’hui, on voit des barrières et des murs qui se créent partout dans notre société comme à Paris.

NDD : Et il y a pire, c’est que les rares qui se bougent et qui osent dire qu’ils sont, par exemple, pro-palestiniens, on les traite d’antisémites ou d’islamo-gauchistes et ils n’ont plus droit à la parole, quoi. Donc c’est encore pire.

DL : Non, c’est vrai qu’on est attaqués de toutes parts. Ma liberté d’expression, elle est continue. Vous voyez des gens dans les manifs sur la Palestine, les flics les chopent, et il y a des militants qui crient Free Palestine, Palestine libre, et on leur met la main devant la bouche, comme si c’était quelque chose de complètement… comme si c’était intolérable.

Je ne sais pas, on est là, et bien sûr, les personnes qui pensent à mettre ça en avant, ce sont les personnes maghrébines, les personnes d’origine, qu’elles soient noires ou arabes, etc. Il y a des lois qui ont été passées depuis plusieurs années pour carrément les mettre en prison ou les intimider, pour qu’ils ne puissent pas se prononcer. Pourquoi y a-t-il rarement ce peuple maghrébin dans les manifestations pour la Palestine en France ? C’est parce qu’ils sont en risque. Ils sont vraiment… Et tout le monde est fiché aujourd’hui. Donc ça veut dire qu’on n’a même plus l’habitude de manifester ou même de lire certains slogans.

Je crois que la critique d’antisémitisme est tellement dévoyée aujourd’hui — par Israël, par les sionistes — que maintenant ça ne veut plus rien dire. Être traité d’antisémite, c’est vraiment le monde à l’envers, ça veut dire que tout le monde et son chien est antisémite. Cette injure, elle ne veut plus rien dire aujourd’hui. Elle s’adresse à des gens qui sont pour la liberté, qui défendent un peuple, qui est affamé, tué, empêché d’aller où que ce soit. Et même si je sais très bien que la situation au Soudan, au Congo, etc., est encore plus effrayante en termes de pertes humaines, de viols et de familles détruites, là, on est vraiment dans un camp retranché, un camp de concentration. On est dans un retournement historique hallucinant.

NDD : Vous écrivez toujours dans l’introduction :

Je suis en deuil depuis plus d’un an, écœuré par le génocide à Gaza, qui perdure au moment où j’achève l’écriture de ce livre. Je n’aurais jamais cru voir une telle barbarie et je suis déçu par tous les gens autour de moi qui se taisent. Je finis ce livre à un moment très sombre et je ne peux pas l’oublier au moment du bilan de ma vie.

Vous dites aussi :

C’est dans ces grands moments de colère que je remercie ma solitude, car je ne dépends de personne. Je n’ai pas à faire semblant. Je ne traverserai pas la France pour parler de ce livre devant dix personnes, je l’ai fait trop de fois et vous n’êtes pas venus. J’ai désormais le droit à la tranquillité. Ceci est mon dernier livre et je suis content que ce soit le dernier.

Ça permet de faire une transition sur ce qu’on vient de dire à propos de la liberté d’expression — et je mets des guillemets à cette liberté d’expression. Ça m’amène à un autre fil rouge de votre livre, moi je l’ai vu comme ça en le lisant : la colère.

DL : Oui.

NDD : Moi je la vois déjà dans ces mots à la fin de l’introduction. Et je vais faire une petite parenthèse sur la structure du livre, parce que ça éclaire aussi cette réflexion sur la colère — enfin, colère, ce n’est peut-être pas le bon mot… Sur la structure, il y a plusieurs chapitres. Donc, chaque chapitre a un thème. Et chaque est chronologique. Donc, vous avez un thème sur votre enfance, un thème sur les amis, un thème sur la carrière, un pour la musique, et le dernier sur le jardinage, on va y venir. Et dans chaque chapitre, il y a du teasing sur les chapitres suivants. C’est-à-dire, vous parlez de l’incendie ou de votre jambe cassée, on va comprendre ça dans le dernier chapitre. Vous parlez de têtu dans le deuxième, mais on va y revenir dans le troisième ou quatrième chapitre. Donc voilà un petit peu la structure. Mais il y a un point commun à tous ces chapitres, à part le dernier, C’est que chaque chapitre, et même l’introduction, elle se finit par quelques pages de, j’allais dire de colère brute, mais colère ce n’est peut-être pas le mot…

DL : Mais non, si, c’est de la colère. Dans tous mes livres précédents, j’ai un moment où j’étais incapable de… Et d’ailleurs, vous êtes la première personne — parce que pour l’instant, personne ne m’a jamais posé de questions sur l’écriture de mes livres, je ne sais pas si ce n’est pas intéressant pour les autres. Mais il y a toujours un moment où je pète un câble. Et dans l’écriture, ça m’arrive naturellement. Ce n’est pas prémédité. Je ne me dis pas : là je vais être agréable, là je vais faire ci ou ça. Non.

C’est que si je fais la somme de tout ce qui s’est passé dans ma vie, il y a tellement de choses graves… Mais le fait de l’écrire aujourd’hui, de finir maintenant, ça m’oblige. Je ne peux pas me permettre de faire une autobiographie ou des mémoires qui seraient jolies alors que j’ai vécu comme j’ai vécu toute ma vie.

Donc oui, il y a un moment de colère. Elle apparaît même si je vis aujourd’hui d’une manière beaucoup plus paisible. Je suis obligé de dire : « ça, et ça, et ça, et ça, ça ne va pas ».

J’essaie de le faire d’une manière un peu drôle. Même dans ma colère, j’essaie de mettre des touches… pas toujours fines, mais des touches d’humour. Il faut que je fasse une diatribe, parce que je suis quelqu’un qui n’a pas eu un caractère très sérieux.

C’est académique, parce que je dis des énormités. J’aime les gens qui disent des énormités. C’était ça, Act-Up. Act-Up, c’était un concours de slogans : celui qui balançait l’énormité la plus grosse, c’était celui qui avait gagné, et le slogan pouvait être repris par le groupe.

Donc, chez moi, il y a quelque chose qui vient de la spontanéité, qui n’est pas vraiment adéquate avec ce qu’on attend de quelqu’un de « sérieux ». Chaque fois que je disais quelque chose, on me disait : « c’est pas comme ça qu’il faut le dire ». Et ça m’a tenu pendant quinze ans, j’ai entendu ça. Je voyais bien que dans la dialectique, la manière de parler, il y avait quelque chose qui n’était pas… qui ne rentrait pas dans les cordes.

Or, je pense qu’Act-Up, c’était une parole pour tout le monde. Je crois que ça a contribué à faire évoluer le débat. Je ne sais pas si je réponds à votre question, mais c’est vrai que cette manière de séparer mes Mémoires en cinq parties et de les traiter chacune avec une certaine logique, c’est ma manière à moi de montrer que, sur chaque sujet, j’ai conduit comme un enfant face au monde.

Que ce soit la musique, mon travail, la nature… J’ai voulu montrer un cheminement. Et donc, forcément, à la fin de ce cheminement, je suis en colère, mais aussi content. Parce qu’il y a des choses dont je suis super heureux, des choses qui m’ont fait avancer.

Et pour moi, cette colère, c’est un espoir de mobilisation. Je me dis : si je vais assez fort, peut-être qu’on va m’entendre. Peut-être que ça fera quelque chose. Et aussi, c’est une manière de dire que, bon, à 67 ans, oui, je suis toujours en colère. Et je crois qu’on ne peut pas faire Magazine, on ne peut pas faire Act-Up, on ne peut pas travailler à l’idée — à l’époque où j’ai travaillé — si on n’est pas en colère. Moi, les gens qui ne sont pas en colère, ça m’énerve. Je les admire, dans une certaine mesure, parce qu’ils sont super cool et tout ça… mais mes amis, eux, portent une part de colère en eux. Et ça, ça me rapproche d’eux. C’est parce qu’ils sont en colère – et souvent plus en colère que moi – que je les respecte. Donc, l’idée politique dans l’amitié, pour moi, et même dans le sexe, dans les relations, elle est fondamentale. Aujourd’hui, à cause de la Palestine, je suis en train de me séparer d’amis de quarante ans. Et ça ne me rend pas triste, parce que je me dis que si on n’est pas capables de s’entendre là-dessus, dans ce cas-là, ça ne m’intéresse plus.

NDD : Je vais rebondir sur pas mal de choses que vous venez de dire là. Déjà, je refais une parenthèse, mais vous avez dit « drôle », et je ne l’ai pas encore dit, mais effectivement, il y a des passages drôles dans le livre. Il y a un humour un petit peu britannique, un peu pince-sans-rire, au détour d’une phrase, vous assénez un petit coup, l’air de rien. Parfois, vous lâchez aussi une expression anglophone pour clore un paragraphe ou clore un effet comique, j’ai envie de dire. Donc il y a vraiment une légèreté et de l’humour dans votre livre.

DL : Je veux juste dire un truc… Souvent, quand je fais des blagues, c’est à mon propre sujet… Pendant mon jeune âge, mon enfance et mon adolescence, je faisais des blagues sur moi-même parce que j’étais vraiment très naïf. Souvent, en fait, j’utilise l’autodérision. Mais je crois que l’idée d’autodérision a été centrale dans notre génération pour vivre l’homophobie et tout ça. Et je crois que ce siècle, c’est le siècle du sarcasme. Et je peux être sarcastique aussi, mais je pense que l’ironie est plus intéressante que le sarcasme. L’ironie, il y a une porte de sortie, en fait. Le sarcasme, c’est : j’en ai rien à branler, en fait.

Le problème, c’est que j’aurais voulu que ce livre soit beaucoup plus long. J’ai écrit presque le double. Donc j’ai dû enlever énormément d’anecdotes et d’histoires drôles, sur les amis, sur des trucs comme ça, ou même dans le travail. Et c’est vrai que ma vision de ce livre, je le voyais plus comme quelque chose de comique au niveau des situations. Par exemple, je raconte qu’une fois — je ne suis pas beaucoup allé dans les saunas — mais j’y suis allé une fois à Marseille. Et je n’y ai pas baisé parce qu’il y avait de la musique trop nulle, Céline Dion, ça m’a fait débander, il a fallu que je parte.
J’aurais voulu qu’il y ait plus de blagues comme ça. J’en avais noté plein, plein, plein.
Mais je n’ai pas voulu faire un livre autobiographique ou de mémoire triste. Même dans les moments les plus graves – de suicide, etc. – j’ai réglé ça très vite.

Et en fait, j’ai simplifié énormément ce livre. Parce que quand il faisait le double de pages – il fallait que ça rentre dans 500 pages – j’ai simplifié au maximum. Et par exemple, je parle très peu de ma vie de séropo : des traitements, de l’hôpital, des bilans, de tout un paquet de trucs. Parce que j’avais l’impression que j’avais déjà raconté ça. Et que je n’avais pas envie de finir avec un bouquin où un mec raconte sur cinq pages ce que c’est de… J’ai préféré parler de la maladie des autres, en fait. Parce que c’était beaucoup plus grave. Et puis parce que, pour moi, c’était une manière de créditer mes amis, les gens que j’ai vraiment admirés…

Et donc, pour finir cette parenthèse : oui, l’humour est vraiment très important pour moi. Et je pense que dans le sida, il y avait beaucoup d’humour, il y avait beaucoup d’autodérision.

NDD : Et pour rebondir sur la structure, dont on vient de parler là, du coup elle est bien trouvée. Parce que d’une part, dans chaque chapitre – quand on termine le livre – on comprend qu’on grandit, qu’on évolue tout le temps, sur tous les aspects de notre vie. Donc voilà, on grandit, quoi. On n’arrête jamais de grandir et d’évoluer. Donc je trouve que sur ça, la structure, elle est vraiment bien pensée. Et sur ce que vous venez de dire, sur comment vous avez réduit le livre : du coup, je comprends encore plus pourquoi il y a ce sentiment, à la lecture, d’urgence et de colère. C’est que vous avez fait encore un choix – comme vous avez fait toute votre vie – vous avez braqué la lumière sur ce qui était important. C’est-à-dire la colère et les injustices. Je trouve que tout ça s’explique.

DL : Je ne fais pas de littérature. Et c’est pour ça aussi que je ne suis pas tellement respecté dans le monde de l’édition. Mais je ne suis pas là pour faire de jolies phrases — j’en fais — mais je ne suis pas là pour faire… Je n’ai jamais écrit de roman. Je suis dans le concret des trucs. Et si ce n’est pas urgent, je l’oublie. Pour ce livre, j’ai quatre pages de notes que je n’ai pas utilisées dans le livre. Ce sont des notes que j’utilise dans les interviews, pour ne pas répéter toujours la même chose ou des trucs comme ça. Mais je ne cherche pas à faire un livre de littérature.

C’est un témoignage. J’ai surtout des affects dans ma vie. Et je considère que même cette mémoire, c’est un affect, dans une certaine mesure. Parce que j’aborde des sujets qui sont politiques ou musicaux, dans des écoutes politiques. Donc la politique traverse ce livre, comme la musique. Comme la musique. Mais ce n’est pas de la littérature.
C’est un livre d’idées, quoi. C’est un livre d’idées et d’émotions.

NDD : Ça transmet quoi qu’il en soit quelque chose, quand on termine la lecture. En tout cas moi, j’en suis ressorti avec plus d’armes – on va dire – que ce que j’avais au début.
Je termine sur la structure. Ce que je voulais dire, c’est que dans tous les chapitres, les quatre premiers, il y a un peu la même structure de chronologie : vous apprenez la vie, entre guillemets, ça vous fait grandir, etc. Et le dernier chapitre, il n’y a plus de colère. Il ne se termine pas avec la colère. Il se termine par une recette de pâtes ! Et il n’y a que des belles choses dans ce dernier chapitre. Donc le chapitre qui parle de jardinage – je ne l’ai pas précisé, pardon – mais même s’il a la même structure, en fait c’est surtout sur la nature.

DL : Mais c’est vrai. J’ai voulu finir ce livre parce que la nature, c’est reposant. Et la nature, c’est thérapeutique.

Et puis la nature — je l’explique — bon, moi je suis un gay très exclusivement gay, on m’a souvent beaucoup critiqué pour ça. Dans les années 80, quand je faisais des fêtes chez moi, il n’y avait que des garçons. Il y avait deux filles qui me disaient : « Hé ben, on est toujours toutes seules ! » Et ce dernier chapitre, en fait, explique que… eh bien, les vingt-cinq dernières années, je me suis beaucoup rapproché des hétéros.

À travers la nature, à travers le jardinage, à travers ce que m’ont apporté des militants basques, écolos, maghrébins, et tout ça. Et donc oui, je voulais arriver à un moment un peu plus apaisé, pour la fin du livre. Je n’avais pas envie de pousser la colère jusqu’au bout. Parce que, aussi, je vieillis. Et dans une certaine mesure, si je suis en colère, je suis moins dans le conflit. Donc c’est paradoxal : j’ai dit il y a cinq minutes que je me sépare de mes amis parce qu’on n’est pas d’accord politiquement… mais je ne vais pas m’engueuler avec eux. C’est-à-dire que je leur dis : bon, ben bye, ciao, c’est fini. Mais je ne vais pas les faire chier. Je ne vais pas les emmerder tout le temps pour leur dire : « et ci, et ça… »

Donc j’arrive à un moment aussi où je finis ce livre au moment de la retraite. C’est quelque chose qui est très important. En tant que séropo, je n’ai même pas vu cette retraite arriver. Vraiment, je n’ai jamais pensé dans ma vie à la retraite. La seule chose que j’ai faite, dès que j’étais séropo, c’est de prendre un plan d’économie pour être sûr que j’aurai assez d’argent pour payer les frais de crémation, etc. Donc que ma famille, personne n’ait rien à payer là-dessus. Mais autrement, je n’ai jamais pensé à l’idée d’être vieux.

Et c’est un truc particulier quand on est gay : c’est que souvent on remet à plus tard. On a une sorte de jeunesse éternelle. Je l’ai vu chez les lesbiennes, je l’ai vu chez les gays. Et en fait, la vie est passée tellement vite que tout d’un coup je suis arrivé à soixante ans, et je me suis dit : « Ah ! Il va falloir préparer la retraite, préparer les papiers… » Et heureusement que j’ai un ami génial d’Act Up qui m’a aidé pour mon dossier, parce que je ne crois pas que j’aurais pu le faire tout seul. Mais ce que je veux dire, c’est que le fait d’arriver à ce stade-là, et de ne pas me lever le matin en me disant : « Tu dois écrire quelque chose, tu dois faire un article, tu dois faire ceci ou cela… », c’est incroyablement reposant. Et donc, là aussi je suis un boomer, dans une certaine mesure.

Mais la nature est vraiment un moment d’apaisement pour moi. C’est pas que seulement le jardinage : ce sont les saisons, c’est tout. Même s’il y a des trucs super tristes dans la nature et l’écologie – puisqu’on est en train de sacrifier l’écologie aujourd’hui au profit de l’armement – eh bien, je suis obligé de décrire que j’arrive à un moment quand même d’apaisement dans ma vie. Et il était temps. Et je suis content de le faire partager aux lecteurs aussi, parce que c’est une manière aussi de les séduire, afin de leur dire : je ne suis pas quand même obsédé par colère et l’affrontement — qu’il y a un mec sympa derrière, quoi.

NDD : Mais l’apaisement, on le sent dans ce dernier chapitre. On sent le plaisir qu’il y a à jardiner…

DL : Travailler avec les mains, surtout. Quand vous êtes journaliste, et que vous travaillez devant un ordinateur toute la journée — bon, ben c’est pas drôle.
Donc travailler avec les mains, c’est vraiment quelque chose de fondamental. Et d’ailleurs, je conseille ça à tous les jeunes. Vous allez mal ? Trouvez-vous un job où vous travaillez avec les mains. Parce que c’est vraiment en soi quelque chose de satisfaisant.

NDD : Moi, je le relie aussi au tout premier chapitre, sur la famille. C’est-à-dire que je trouve aussi que dans le premier chapitre, il y a une espèce de… — alors c’est terrible ce que je vais dire — j’allais dire de bonheur simple. Je sais que vous dites que votre enfance a marqué votre insécurité, vos complexes, etc. Mais moi, quand j’ai lu cette première partie, je n’ai pas senti ça. Est-ce que vous, vous avez eu des retours sur ça ? Parce que — je sais, vous le dites dans le livre, pardon — vous dites la souffrance de la séparation de vos parents, ce que ça a engendré… Mais pour moi, ce premier chapitre, il a quand même un côté solaire, quoi. Est-ce que ça vous gêne si je vous dis ça ? Que je trouve quand même que ce premier chapitre, malgré…

DL : Non, non, non. C’est ce que tout le monde me dit en général. Tout le monde adore la première partie. D’ailleurs, elle se lit d’un bloc… les 200 premières pages se lisent grosso modo en une journée, quoi. Là, il y a beaucoup de poésie, parce que — bon — je suis né en Algérie en 1958, mais mon père et ma mère divorcent en 1962, en même temps que l’indépendance. Et en fait, notre famille a été marquée par un drame qui est complètement cinématographique. C’est-à-dire, quand on lit ces pages…

NDD : Oui, clairement.

DL : Parce qu’il y a toutes les situations, il y a les dialogues. On est vraiment dans le truc. On voit les paysages, on voit les situations. Et je crois que le fait d’avoir travaillé avec mes frères — et surtout mon frère Lala — sur ce premier chapitre… C’est intéressant parce qu’on voit vraiment leur présence. Ma particularité, c’est que je suis le dernier de quatre garçons, dont trois sont gays. Donc on a été une fratrie vraiment très soudée, par le divorce de mes parents, qui — en 1962 — était quand même quelque chose d’assez rare. Parce que le divorce est très banal aujourd’hui. Mais au début des années soixante, c’était vraiment quelque chose de rare. Et surtout de la part d’une femme, qui a quitté son mari alors qu’elle avait quatre enfants en bas âge. C’était vraiment quelque chose de très courageux — et de très condamnable pour certains, bien sûr. Mais nous, on a toujours compris ça, on a toujours compris le choix de ma mère. Elle n’était pas amoureuse de mon père. Le mariage avait été arrangé, et même si ma mère a été une mère parfaite, à un moment, elle avait envie d’être amoureuse de quelqu’un. Elle a rencontré quelqu’un juste avant… l’indépendance.

Et donc, pour nous, le départ d’Algérie a été associé à la séparation de la famille en deux camps irréconciliables. Et forcément, c’est une image géographique, tout ça. J’ai imaginé quatre enfants comme les Dalton, quoi — du plus grand jusqu’au plus petit. Et avec tout ce qui nous arrivait, après on a été séparés, les études et tout ça — en fait, il y a quelque chose de… d’une autre époque. Là, il y a beaucoup de poésie, beaucoup de romantisme, beaucoup d’affection.

Et bien sûr, bon… mon adolescence a été vraiment… vraiment, vraiment pas bien. Vraiment. C’est une période noire de ma vie, que j’ai passé beaucoup de temps à oublier. Je n’ai pas passé ma vie en disant : “Oui, quand j’étais ado, y avait ci, y avait ça.” Non. Je l’ai oubliée parce que c’était tellement noir que j’avais envie d’oublier ça.

Le fait d’avoir écrit ce livre m’a replongé là-dedans. Mais je n’ai pas voulu me laisser envahir par la tristesse ou le dépit. J’ai vu qu’on avait traversé toutes ces épreuves d’une manière exemplaire. Et j’aime beaucoup mes frères et c’est vrai qu’il y a une présence de mes frères et de ma sœur dans ce livre qui est fondamentale. C’est ça qui fait que…  je m’en suis sorti. Parce que j’avais des frères qui étaient devant moi, voilà. Et qui m’ont beaucoup appris de trucs : sur la musique, sur tout un paquet de choses.

On était un gang. Et je pense que c’est ça qui nous a soudés, ce qui explique qu’on ait été vraiment en contestation de la société aussi. On a toujours été ensemble. On était séparés, mais on était très, très, très, très proches.

Donc moi je suis le moins “celui de la famille”, hein — c’est-à-dire, je suis connu pour détester les repas de Noël, des trucs comme ça — mais il y a un crédit, quand même, qui est donné à cette famille dans le premier chapitre. Parce que c’est l’histoire d’une bande. Et ce livre, il aurait dû s’appeler House of Lestrade, parce que je ne suis pas le seul. J’ai été forcément formé grâce à mes frères.

NDD : Ouais, c’est bien House of Lestrade, parce qu’on sent vraiment l’amour fraternel dans la première partie. Il y a la scène où votre mère rencontre son second mari — elle est cinématographique. La scène où votre frère vous refait un défilé de mode avec les commentaires… moi, j’ai rigolé en lisant la scène. On sent vraiment… c’est solaire, quoi. Vraiment solaire. Je reviens à ce mot.

DL : L’Algérie, c’est l’Algérie. C’est le Sud. C’est le fait d’être né dans un pays différent, et que je n’ai jamais pensé être le mien. Vous savez, moi j’ai réalisé, à quatre ans, en arrivant à Marseille, dans la colère d’Algérie… c’était pour moi évident : je n’ai jamais considéré l’Algérie comme un “chez moi”. Mais je suis né là-bas. Et parfaitement, quand vous vous mettez sous une latitude différente, ben ça vous marque : les parfums, la lumière, le soleil…

On était dans une région assez aride, donc il y avait quelque chose de… presque américain. Et c’est vrai que toutes mes références — c’est pour ça que maintenant je les récuse, parce qu’avec Trump je peux plus — d’ailleurs je ne retournerai plus aux États-Unis. Je récuse même une grande partie de ma culture, tout simplement, parce que l’Amérique, maintenant qu’on la voit sous son vrai jour… c’est un pays qui fout le monde entier en l’air. Comme Israël est en train de foutre le monde entier en l’air, voilà.

Pour moi, la culture est vraiment très associée à la politique. Je me suis désintéressé de l’Angleterre à partir du Brexit. Vous voyez ce que je veux dire ? Pour moi, si l’ensemble de la population d’un pays arrive à faire une connerie comme le Brexit, je considère que tous les Britanniques sont responsables de ça.

Exactement comme je suis essentialiste quand je dis “les gays”, parce que je dis que ce que l’on fait dans un groupe définit le groupe… On ne peut pas être un ministre gay et puis imposer la réforme des retraites. Pour moi, ça, c’est une honte à l’ensemble de la communauté LGBT, un ministre qui fait ça. Pareil, toute la bande des ministres homosexuels de Macron, je veux dire : c’est vraiment des traîtres à leur groupe. Et du coup, ils foutent en l’air le groupe à cause de leurs actions.

Et je pense qu’il y a une grande partie de l’homophobie de la société aujourd’hui qui s’adresse précisément à ces homosexuels qui font le contraire de ce qu’ils devraient faire au niveau politique.

NDD : Clairement, sur ça je vous rejoins, ouais. Vous avez parlé tout à l’heure aussi de différence. Vous en parlez dans le livre, cela vous a conduit à la découverte du racisme. La première fois où vous avez été confronté au racisme, c’était parce que vous n’étiez pas de la région. On vous traitait de sale Arabe parce que vous ne veniez pas de la France métropolitaine. C’est différent, donc on a le droit de tout vous harceler. Vous racontez une scène que je trouve belle, où vous demandez de l’aide à votre grand frère pour qu’il fasse cesser le harcèlement. C’est là aussi que vous prenez conscience de l’écologie, quand vous êtes enfant.

Je vais lire un passage de votre livre que je trouve beau :

J’étais révolté par l’état du monde, de l’agriculture qui avait amorcé son grand basculement vers les pesticides et le remembrement des terres. On le voyait tous les jours à la ferme. Tout ce qui était encore bucolique dans les campagnes du Lot-et-Garonne était en train d’être détruit. Les routes s’élargissaient, sacrifiaient les arbres ou les haies. Le désherbage chimique des fossés faisait que les grosses averses érodaient les ruisseaux. La pression des chasseurs se faisait plus forte. Les agriculteurs étaient encouragés à s’endetter. À travers le Larzac ou d’autres sujets comme le mouvement antinucléaire, on sentait bien que l’écologie allait être le sujet principal du futur.

DL : Dans les années 80, par exemple, si vous regardez les voitures, il y avait plein de gens qui avaient l’autocollant anti-nucléaire. C’est-à-dire : il y avait plein de gens affichés vraiment dans une position contestataire… Il y avait quelque chose qui était considéré vraiment grave. Et donc il y avait un engagement qui était massif.

Et pourtant, l’écologie à cette époque-là… on ne savait pas vraiment. Il y a beaucoup de choses qu’on ne savait pas. Nous, on a grandi avec le DDT dans les niches des chiens — donc ça veut dire que t’allais caresser les chiens, on avait aussi un peu de DDT, tous ces trucs-là…

Et donc aujourd’hui, moi je vis et je vois très bien : c’est quand même quelque chose qui ne se plaide pas. C’est pas les citadins qui ont tué les insectes, c’est les agriculteurs. Donc là-dessus, en tant que fils d’agriculteur, je peux me permettre de critiquer l’agriculture d’aujourd’hui — l’agriculture industrielle, quoi. Et encore, je suis dans une région qui est assez préservée. Donc le sujet, ce serait que cette autobiographie, cette mémoire, permette aussi de voir l’évolution des choses. C’est une évolution du paysage, qui disparaît.

Et je pense que l’écologie, c’est la mère de tous les combats. C’est le truc le plus important. Derrière l’écologie, y a quoi ? Y a la consommation, y a le capitalisme… Moi, je considère que… j’ai parlé avec des gens quand même très calés, qui ont suivi les rapports…

On est arrivé à un point de non-retour en 2008 [la crise des subprimes]. Depuis 2008, on est vraiment dans une société dirigée par les multinationales, au niveau médiatique, au niveau politique, etc.

Je crois vraiment que maintenant, malgré les avertissements, malgré les rapports — même sur la biodiversité, qui sont de plus en plus dramatiques — on a perdu. On a perdu la possibilité. Je crois que le point de bascule, tout le monde dit qu’il est à venir… Moi j’ai l’impression qu’il est déjà passé.

Et typiquement, on n’a pas besoin d’être vraiment intelligent pour comprendre un petit truc marrant, mais qui fait que les choses ne se rétablissent plus de manière normale. Ce qui s’est passé par exemple avec l’orage à Paris, avec ses nuages de grêle il y a une semaine… Non mais normalement, c’est des trucs qui sont évitables. Mais en plein avril ? C’est ça. C’est parce que le mois de janvier, il a été tellement chaud. Il n’y a pas eu de giboulées de mars. Donc ça veut dire que le climat est en train de changer d’une manière plus radicale. Et je le vois à la campagne.

Donc je crois que tout a basculé. Les gens s’en rendent compte. Je crois que les jeunes, c’est pour ça qu’ils se sont si peu mobilisés : parce qu’ils se disent “ben, c’est foutu”. C’est foutu.

On le voit dans le travail, comment les gens sont traités aujourd’hui. Tous les journalistes me disent : “Tu peux pas savoir maintenant, on n’est plus payés. Vraiment, on n’est plus payés, on peut plus écrire son nom.” Enfin, c’est différent. Et je pense que ça se présente dans tous les autres métiers.

Donc on est vraiment dans une situation assez bloquée. Et là, ce qu’on fait, c’est des ponts d’évasion : aller dans des endroits où c’est encore joli. Et puis en fait, on apporte la pollution avec nous, quoi. Donc ça veut dire que même le voyage, même le tourisme — et surtout le tourisme — ben, c’est foutu. Donc… on sait que quoi qu’on fasse aujourd’hui, on est en train de polluer. Et c’est pour ça que j’insiste beaucoup sur la décroissance, sur ma critique du consumérisme. Je crois que là aussi, on a notre mot à dire en tant que minorité. Et on a des exemples à montrer.

Je veux dire : la vie, c’est pas consommer jusqu’à la nausée, quoi. La vie, c’est pas forcément le cancer. Et la drogue, c’est sympa, mais… je veux dire, on est dans une période de toxicomanie.

NDD : C’est vrai, c’est vrai.

DL : C’est un discours permissif. Moi je suis dans le jugement. Je me permets de dire aux gens quand ils font des conneries. « Ben, vous faites des conneries. » Comme moi, quand j’ai fait des conneries, j’ai eu des gens autour de moi qui m’ont dit : “T’as fait une connerie.”

Donc je suis pas vraiment dans le truc de caresser les gens dans le sens du poil. Et je pense que… la vie qui a fait ça aussi, c’est avoir la possibilité de dire aux gens : “Bah, tu déconnes, là.”

Et la grande majorité de mes amis, ce sont les amis que j’ai aidés. Tout simplement parce qu’ils sont venus vers moi, qu’ils ont été sincères, et que je les ai aidés à se sortir de dépendances.

NDD : Mais le consumérisme, vous en parlez dans le livre. Le consumérisme a gagné, quoi. Vous racontez une scène — une scène folle, je trouve — où, dans une soirée, il y a deux gars qui… qui baisent un troisième. Et pendant qu’ils le baisent, ils sont en train de discuter comme s’ils étaient à la machine à café au taf. Avec une discussion de fou, quoi.

DL : Oui. C’est la banalisation du sexe. C’est vrai que je suis un gay assez traditionnel, au niveau du sexe. Je considère qu’il y a assez de combinaisons sexuelles pour satisfaire une relation, même quand elle dure plusieurs années.

Je veux dire… La culture des BDSM est devenue très importante dans la sexualité aujourd’hui. C’est-à-dire que les gens s’étranglent, non ? Choking is very new. Il y a tout un paquet de trucs autour de la bisexualité aujourd’hui, non ? J’écris beaucoup sur la pornographie, parce que je crois que c’est un sujet où il y a plus de nouveautés que dans la musique.

Mais… se donner des baffes, se cracher à la gueule, se donner des coups… Je veux bien croire que c’est demandé, que c’est codé, mais souvent, le consentement n’est pas si évident que ça. Il y a des rapports de pouvoir, beaucoup, dans le sexe. Et je pense qu’il y a un côté extrême dans la sexualité aujourd’hui qui est… étrange.

Et surtout à un moment, justement, avec la possibilité d’avoir du sexe sans préservatif, avec la PREP, avec le dépistage, tout ça… on pourrait peut-être baisser d’un cran, un peu, non ?

Mais je vois dans ce radicalisme sexuel, là aussi, un signe négatif. Surtout quand on est jeune. Quand on a vingt ans, vingt-cinq ans… est-ce qu’on a besoin de faire des trucs comme ça dès le début ? Moi j’ai des amis — que j’ai vu grandir — ils ont vingt-cinq ans, et ils me disent : “Ben j’ai tout fait. Je sais tout faire. Je ne sais pas comment je vais baiser dans dix ans, parce que j’ai déjà tout fait.”

Et ben moi, je peux vous dire qu’il y a beaucoup de choses que je n’ai pas faites dans ma vie, hein. Et… je le regrette parfaitement ! Enfin… si, un peu. Enfin, si je le regrette… mais pas trop. Ce que je veux dire, c’est que… je trouve ça un peu inquiétant de tout faire, tout de suite, voilà.

Et je pense qu’on a le temps d’y aller. D’entrer dans l’eau, doucement…

Il y a une idée fondamentale, dans ce livre, c’est l’idée de protection. Et pas seulement à travers le VIH, mais à travers tout. À travers les relations. Quand je suis amoureux de quelqu’un, s’il y a un conflit, bon… pour moi, c’est un précédent. Et je n’accepte pas que quelqu’un casse une assiette, soit violent. On peut tout se dire. Mais la violence physique, par exemple, je ne l’accepte pas. Dans la sexualité et dans l’amour, je bannis ça. Et j’ai une morale là-dessus.

On a beaucoup critiqué ça, parce que… Act Up était un groupe très moraliste, en réalité. Et je crois que les sujets d’action et de protestation qu’on a portés… notre discours était basé quand même sur une certaine morale humaine. Humaniste. Ce qui fait que certaines personnes n’ont pas le droit de faire certaines choses. Et si elles le font, on a le droit de les dénoncer.

NDD : C’est pour ça que, pour moi, ça prouve que c’est le capitalisme qui a gagné. Sur l’histoire des jeunes, etc., sur la consommation à outrance. Vous dites, par exemple — je ne me souviens plus où c’est exactement dans le livre, je pense que c’est dans le deuxième chapitre — vous dites qu’à l’époque, quand quelqu’un arrivait tard le soir, il y avait l’assurance d’une camaraderie — c’est le mot que vous employez. C’est-à-dire que la personne restait la nuit, le lendemain, au petit déjeuner, café et discussion. Aujourd’hui, ça, c’est fini, hein. T’as consommé le produit, tu prends Uber et tu te casses, quoi.

DL : Ouais, ouais. Hélas. Ça, pour moi, c’est une des racines du problème : les gays deviennent égoïstes. Les gays ne sont plus capables de s’occuper d’une personne si elle est dans le pétrin. Si elle est migrante, si elle n’a pas de fric… Bah t’as baisé, tu rentres chez toi, tu prends ton Uber. Nous, à cette époque-là, il y avait les taxis, mais non, on n’allait pas jeter quelqu’un. Moi, je me souviens d’un mec qui est venu chez moi, il avait des Doc Martens, putain, qui sentaient tellement mauvais, qu’on a dû les mettre à la fenêtre. Mais en tout cas, chez moi, ça ne se faisait pas. Parce que j’avais connu la précarité, et donc je n’allais pas la reproduire avec quelqu’un d’autre.

Je pense que les jeunes, aujourd’hui, ont tous les jouets sexuels qu’ils veulent. Ils sont très performants sexuellement. Dans le fist, dans tout ça, parce qu’il y a tout un paquet de jouets sexuels qu’on n’avait pas à notre époque. Et donc forcément, il faut acheter ce jouet pour… pour avoir du plaisir, ou pour « tuer » son propre corps, ou des trucs comme ça. On est dans une performance que j’admire quand même, hein ! Parce que je considère qu’il y a des gens qui sont vraiment des maîtres, dans la sexualité, dans le sport, dans tout. Mais… il y a un côté qui bouffe le lien amical.

La camaraderie dont on parlait, c’est une camaraderie qui était nécessaire dans une société réellement homophobe. En tant que gay, on n’allait pas reproduire sur un autre homme le traitement que la société nous infligeait. Et je crois que cette camaraderie rendait le sexe aussi plus équitable.

Pour moi, le sexe, il doit être vocal, parce qu’il doit y avoir une communication. Il doit y avoir une attention à l’autre. Par exemple, à mon époque, si on baisait avec un mec, et qu’il y en avait un qui jouissait le premier, ben il allait s’occuper de son partenaire, pour qu’il jouisse aussi, quoi. Aujourd’hui… dans le porno ou dans les relations, je vois des mecs qui se font enculer, qui n’ont même pas envie de jouir, qui se font enculer comme ça…

Donc cette idée de réciprocité, dans la sexualité, pour moi, elle est fondamentale. Ça fait qu’on est égaux. Même s’il y en a un qui encule, et l’autre pas, on est égaux. Et cette égalité est à rechercher dans la sexualité, exactement comme chez les hétéros.

Je pense que la camaraderie est quelque chose de fondamental, non seulement au niveau sentimental et sexuel, mais aussi politique. On ne va pas se faire avoir par un mec, on ne va pas être utilisé… et donc, c’est encore une idée de protection qui est fondamentale.

Le sexe, ce n’est pas que du sexe. C’est de la protection aussi. C’est de l’amitié. C’est l’envie de se revoir — ou pas. L’envie de parler — ou pas.

Moi, j’ai besoin d’être un peu avec quelqu’un avant de baiser. De le connaître un peu. Parce que c’est ça qui m’excite. Ce n’est pas que le corps — même si je suis très obsédé par l’anatomie et la beauté des gens — mais c’est le lien qui m’excite. C’est la création du lien. Basta. C’est pas juste des machines.

NDD : Mais il y a quand même un paradoxe. Pendant que vous parliez, j’étais en train d’y penser. Il y a un immense paradoxe : il y a eu une pléthore de possibilités de baiser, sans aucun lien, sans attachement — « on veut, on y va », etc. — et en même temps, la drague homosexuelle garde un caractère sale, infamant, pour l’hétéro. Si vous regardez un militaire — vous racontez ça dans le livre — un militaire dans un train… ben ça pouvait se terminer par une gifle. Faites ça aujourd’hui, dans un parc, dans la rue, dans le RER… c’est une patate, voire pire. Il y a toujours ce côté : « le gay est sale », quoi. Ou bien : « je vais être sali par un regard »… par un regard un peu, euh… tiens, genre : « tiens, il me trouve beau », quoi.

DL : Oui. Mais Je trouve que les hétéros ont beaucoup évolué. Avant, c’était tellement dangereux que jamais les hétéros n’auraient pu imaginer que le sexe gay puisse être excitant. Il y a quand même une évolution énorme, chez les hétéros, qu’on voit sur les applis de drague. Parfois, on discute avec des hétéros qui cherchent des trans, donc ça les ouvre à la sexualité homosexuelle. Et franchement, j’ai eu des discussions avec des hétéros… c’étaient parmi les plus belles discussions que j’ai eues, dans le cadre de la drague.

Il y a quand même une amélioration. Les hétéros ont fait énormément de progrès en vingt ans. Mais cette remontée de l’homophobie, aujourd’hui, elle est sans doute provoquée par le wokisme, ou par la grande visibilité. On l’a vu, par exemple, au moment de l’ouverture des JO. Même dans ma famille, il y a des personnes qui ont trouvé que c’était too much. Et même moi, j’ai trouvé que c’était too much. C’est super drôle d’être épaté par sa propre culture et de se dire : “Putain, ils n’ont pas peur, et tout ça !” Et puis les gosses adorent ça — c’est connu. Il y a eu des sondages : tous les jeunes ont aimé voir les drag queens. Parce que ça les fait rire. Ce sont les nouveaux clowns de notre époque. Mais d’un autre côté… oui, aujourd’hui, il y a une homophobie… Elle vit encore, d’une certaine manière. On pouvait l’imaginer dans les années 70-90. Mais au XXIe siècle, les gens ne veulent plus y croire.

Malheureusement, il y a une situation grave dans la société. Quand on voit qu’énormément de jeunes votent pour l’extrême droite… c’est quand même un énorme signe. Ça veut dire qu’ils refusent l’évolution de la société. L’évolution des mœurs. La visibilité des personnes LGBT.

C’est un effet réactionnaire à l’avancement des droits des gays. On le voit en Hongrie. On le voit en Angleterre. Maintenant, on pourchasse les femmes trans. Vraiment. On crée des lois contre elles, qui sont l’équivalent de ce qui se passe aux États-Unis. Et donc, cette idée que forcément, le combat LGBT n’avait pas de limite, qu’il était obligé d’aller de l’avant, aujourd’hui, elle est contrariée. Par les États, par les sociétés, par les médias, qui veulent absolument garder le monopole hétérosexuel sur tout. Et on est dans un truc de civilisation, qui est… beaucoup plus tendu. Le milieu des années soixante, soixante-dix, quatre-vingt, il allait vers l’expansion. Aujourd’hui, c’est plus : il faut garder nos droits. Et moi, c’est vrai que j’ai toujours entendu des gens dire autour de moi : « Tu sais, les droits, on peut les perdre comme ça. » Et je n’ai pas cru. J’ai cru qu’on allait vraiment vers le meilleur. Que le futur serait forcément meilleur. Et on voit maintenant que non. Il y a un retour en arrière. Alors, il n’est pas général, parce que quand même, au niveau de la planète, il y a une libération LGBT qui est assez générale. Mais il y a des pays où c’est vraiment inquiétant, et qui font tache d’huile. Même un petit pays comme la Hongrie peut faire beaucoup de mal à l’échelle européenne. Et on en est là. On est dans une période de régression, en fait.

NDD : Oui, c’est le mot. Mais je suis d’accord avec vous : il y a quand même eu une sacrée évolution de la part du regard des hétéros.

DL : Effectivement. Je peux plus parler de sexualité avec des hétéros maintenant. Moi je préfère ceux qui me disent : « Didier, je comprends rien à vos histoires de non-binaires… » Je préfère qu’on me dise ça, et qu’on me demande d’expliquer, parce que moi-même, il n’y a pas si longtemps, sur les trans, j’avais du mal, j’ai évolué. Je préfère ça plutôt que : « Non, ça va trop loin, je veux plus en entendre parler. » Parce que quand j’entends ça, je sais que c’est une impasse. Je ne peux plus rien dire pour faire changer leur avis. Tu vois ?

Et je crois qu’on est là-dedans maintenant. Les gens, dès qu’ils voient un Noir dans une série Netflix, un Arabe, un trans, un pédé, une gouine… Ça y est, ils en ont marre. « Ça nous fait chier. » Comme s’il leur fallait un monde rempli de blancs-blancs-blancs. C’est incroyable, cette haine de la diversité. C’est incroyable.

NDD : Oui, hélas. C’est la peur pour eux-mêmes. Ils ont peur de perdre le pouvoir qu’ils croient avoir.

DL : C’est vrai. C’est encore une trace de l’égoïsme effréné de notre monde, à mon avis. Mais bon.

NDD : Vous consacrez aussi un chapitre au travail et aux relations de travail, à tout ce que vous avez créé : votre premier magazine, Act Up, Têtu, etc. Act Up, je renvoie au livre Act Up, une histoire, parce qu’il est toujours disponible… En revanche, je voulais lire Kinsey 6 et il n’est plus disponible.

DL : Oui, c’est le seul livre que je regrette. Si vous avez aimé le premier chapitre de Livres et mémoires, il y a la même chose dans Kinsey 6. C’est une quarantaine de pages, mais c’est très dense. Il y a pas mal d’anecdotes. Et je n’ai pas dit exactement la même chose : c’est vraiment un journal d’un jeune de 25 ans qui arrive à Paris au début des années 1980. Je pense qu’historiquement, en termes d’archives, c’est le plus important. Je ne connais pas d’autre exemple de journal publié d’un jeune pédé au début des années 1980. Moi j’en suis au point de racheter les rares exemplaires qui traînent sur Amazon ou d’autres sites, parce que j’ai donné mon dernier exemplaire à un ami il y a deux ans, sans savoir que c’étaient le dernier. Donc maintenant je rachète les derniers que je trouve. C’est vraiment une capsule dans le temps. Et surtout, c’est un jeune sans fric, qui fait gaffe à tout, qui rame. Il y a un côté grand mal social très intéressant là-dedans. Il n’y a pas de théorie politique sur la précarité, mais on voit ce qu’est réel.

NDD : Bonne idée, je vais regarder les circuits d’occasion. Je n’y avais pas pensé. Je reviens sur le travail, du coup. On comprend en lisant que tout ce que vous avez créé, vous ne l’avez jamais fait seul. Vous l’avez fait avec d’autres, pour d’autres. Et j’ai une métaphore pour vous. Dites-moi si elle vous convient : vous m’avez fait penser à un phare, en pleine tempête. Un phare qui protège les embarcations, qui leur permet d’accoster… et en plus, qui leur permet de briller. Est-ce que ça vous va ?

DL : Oui, oui… Je crois que je suis… alors je ne suis peut-être pas un phare qui brille très fort, mais justement… Sans ceux qui m’entouraient, je n’aurais jamais pu faire ce que j’ai fait. Quand j’ai commencé à travailler pour Magazine, je ne savais rien de tout ça. Je ne savais pas écrire, pas taper à la machine. J’avais juste des idées, des concepts. Après, pour Act Up, c’est pareil : heureusement qu’il y avait des gens compétents. Pourtant, je suis un bon organisateur moi-même. Mais il y a des limites techniques que je ne peux pas franchir. Même comprendre le fonctionnement de l’imprimerie, je finis par le comprendre, mais ça ne m’amuse pas. C’est comme le travail thérapeutique dans le sida, la science, la médecine, les maths : ce n’a jamais été mon domaine. Et Minorités, j’ai pu le faire parce que j’étais avec une bande d’amis. Tout était décidé en commun.

Je ne suis pas individuel dans le travail, même si j’ai toujours été journaliste freelance. Je ne suis pas un journaliste isolé. Les meilleures choses que j’ai faites, je les ai faites en équipe. Je suis quelqu’un d’antisocial qui a appris à être social par nécessité. Pour être diplomate avec ceux avec qui je travaillais. Et surtout, pour faire sortir le meilleur d’eux. J’ai toujours été chef de publication, président d’Act Up, rédacteur à Minorités…

Minorités, justement, ça a été un exemple merveilleux de travail : c’était un petit think tank de la fin des années 2000. On a arrêté vers 2014, donc il y a dix ans. Je n’ai jamais rencontré les gens avec qui je travaillais, ceux que je publiais. Je faisais tout par mail. Et je pense qu’il y a une manière d’échanger par mail qui fait qu’en quelques lignes, on peut savoir si quelqu’un est correct. Il faut avoir une perception du caractère, de la manière de travailler. Et j’arrive à faire ça de manière inconsciente. Si je regarde le visage de quelqu’un, je peux sentir s’il est bien ou pas. Il y a tellement de gens, d’abord, que ça m’a ruiné la mémoire. Il faut se rappeler les prénoms, les noms, ce qu’ils font, leur dossier, tout ça… C’est une telle avalanche de noms que je crois que ça m’a foutu un peu la mémoire en l’air. Maintenant, j’ai du mal à me rappeler de quelqu’un avec qui j’ai parlé il y a longtemps. On est obligé d’aspirer tout ça. Et surtout, dans une association avec beaucoup de gens, on doit être attentif à tout le monde… La question, c’était… Ah oui, le phare ! C’était sur le fait que je leur permets de briller. Ben oui, voilà. J’ai rencontré beaucoup de monde. C’est vrai que je me suis trouvé un peu comme un leader, en fait, dans une certaine mesure. Mais j’ai des amis qui se sont moqués un jour, parce qu’une interview est sortie avec un titre du genre : Je suis un putain de leader. Ils se sont moqués parce que ça faisait prétentieux.

Mais je suis un leader indépendant. En tout cas, je pense qu’au niveau gay, au niveau sida, j’ai une voix qui représente une certaine manière de penser, qui peut aider les autres. Et pour ça, il faut se dévoiler. Parce qu’on ne peut pas être un guide si on ne dit pas : « C’est la bonne direction, je vais vous expliquer pourquoi. » Pas juste dire « voilà la direction », mais aussi pourquoi c’est la bonne. Et du coup, forcément, ça vous met en conflit avec ceux qui pensent que ce n’est pas la bonne.

Je ne suis pas un phare, parce que le phare, il est tout seul. Vous voyez ce que je veux dire ? Il est tout seul dans la nuit, et son message est indiscutable. Moi, je suis plutôt un combattant qui dit « non, c’est la bonne direction », mais les gens n’arrêtent pas de dire « oui, mais non, on devrait passer par là, plutôt ». Donc euh… mais je crois que c’est vrai. Après il y a eu la musique, où j’ai beaucoup dit : « ça c’est un bon disque », « ça c’est pas un bon disque », dans une sorte d’autorité, en fait. Et puis je crois que j’ai bon goût. Si on a un bon goût musical, ça veut dire quand même qu’on a un bon goût pour tout le reste. Un goût musical, ça n’arrive pas comme ça, du jour au lendemain, c’est des années de perfection et d’éducation.

NDD : J’ai une meilleure métaphore pour vous. Si vous n’êtes pas un phare, vous êtes un retrousseur de manches. C’est-à-dire que vous vous retroussez les manches et vous dites autour de vous : « bon allez, on y va, puisque personne ne le fait, on y va ».

DL : Je crois que c’est fondamental. Je crois que les gens ont besoin de quelqu’un qui leur dise « allez, on y va ». Mais vous savez, ça peut être n’importe qui. Ça peut être le patron d’un bar, ça peut être le patron d’un club, ça peut être le patron d’un magazine, d’un journal, euh… n’importe qui. Un boulanger qui fait bien son travail, ben c’est euh… voilà, je fais bien mon travail, j’ai du bon pain, j’ai des bons gâteaux, euh, je facilite la vie des gens. Vous voyez ce que je veux dire ? Quand je dis que les jeunes devraient faire un métier manuel, c’est que, quand vous avez un problème de plomberie ou d’électricité, vous êtes toujours content d’avoir quelqu’un qui fait le boulot. Voilà. Donc, pour moi, c’est une manière de vivre qui apporte du bonheur chez les gens, parce qu’on voit des gens qui sont dans la merde. C’est comme un infirmier, un médecin. Et donc, ces métiers qui sont très valorisés aujourd’hui, ben moi je vois qu’ils sont vraiment nécessaires, et on aura toujours besoin d’électriciens et de plombiers.

NDD : Je vous plussoie sur ça, effectivement, sur le métier manuel. Rien qu’à mon niveau, dès que j’ai un problème électrique, j’appelle mon grand frère, donc c’est quand même catastrophique.

DL : Non mais… Il y a des métiers qui ont été mal vus. Moi je me rappelais, quand j’étais jeune, je n’étais pas bon à l’école, et mon père me disait : « si tu ne travailles pas, tu seras balayeur de rue ». Et je lui répondais : « mais être balayeur de rue, c’est pas mal ». Et il me regardait comme ça, comme si j’étais débile. Mais moi j’ai toujours trouvé ça beau, les balayeurs de rue. Je trouvais que c’était un métier qui était nécessaire.

NDD : Je rebondis du coup. Je rebondis sur mon analogie avec le phare et la lumière. Moi j’avais noté dans mes notes que parfois, on vous la vole, votre lumière. Et c’est ça qui m’a flingué à la lecture du livre, c’est que dans tous les projets, à part Minorités, tous les projets ont été phagocytés. Magazines, Têtu, Act Up… Il y a eu une lutte de pouvoir effrayante, parfois à la… c’est vraiment crasseux, hein, confinant parfois au harcèlement. Et surtout, le pire truc pour moi, c’est que ça venait de personnes supposées être des alliés. Donc supposées être de la communauté, quoi. Ça me fait penser aux ultragauchistes qui se bouffent le foie alors qu’ils veulent rejoindre la même destination. Et, lire ça sur Têtu, sur Act Up, sur Magazine… Je trouve ça… ben… pathétique, en vrai.

DL : J’ai beaucoup insisté sur la lumière dans ma vie. Sur le côté solaire, chez les mecs, dans la musique, dans les paysages. Je ne suis pas dans le backroom, je ne suis pas dans l’obscurité. Moi, si c’est la vie d’un mec dans une backroom et que je ne vois pas le mec, ça m’intéresse pas du tout, même si la bite est belle. Et donc, cette luminosité, elle attire… Elle attire…

NDD : Les ombres ?

DL : Les méchants aussi. C’est-à-dire les gens qui veulent cette lumière. Qui veulent apprendre, c’est un peu… c’est vraiment fascinant.

NDD : Mais je crois qu’à chaque fois que vous faites quelque chose, d’abord on vous dit que ça va pas marcher. Et quand ça commence à marcher, il y a toujours quelqu’un qui arrive pour essayer de foutre un bordel. Et ça, c’est vraiment quelque chose que vraiment je n’arrive pas à comprendre.

DL : Même si j’ai été quand même à un moment très vindicatif dans ma vie, j’ai été capable de dire aux gens leurs quatre vérités, et de les pourchasser sur les réseaux sociaux pour les emmerder. Je ne suis plus comme ça. Mais en tout cas, ça m’a marqué en écrivant ce livre. C’est vrai à quel point, à chaque fois, quand vous faites quelque chose de bien, il y a des personnes qui vont vous emmerder et essayer de vous voler en fait. C’est-à-dire vous sortir, vous éjecter d’une ligne. Et de prendre le pouvoir.

Parce que c’est une question de pouvoir à chaque fois. Et la lumière, c’est le pouvoir. Se mettre au centre de la lumière, il y a une énergie derrière, et donc de l’électricité. Et l’électricité… l’idée c’est d’obtenir l’électricité, en l’occurrence. C’est-à-dire que le licenciement de Têtu en 2008, pour moi, ça a été… je m’en doutais, je voyais venir… Mais les claques que ça m’a mis, quand même, pour me relever. Et aujourd’hui, Têtu n’a pas su écrire un article sur mon livre, alors que quand même, ils ont un salaire grâce aux médias que j’ai faits. Et 120 BPM, ça a été la même chose. C’est-à-dire que je suis d’une naïveté totale. C’est que quand je travaille avec des amis, j’ai des difficultés à imaginer que ces amis puissent me trahir à un moment. C’est… c’est… c’est bête, mais j’étais ça. Plus naïf qu’imaginatif …

NDD : Et vous racontez une histoire folle,  sur Têtu. C’est que pour justifier le refus d’un reportage que vous vouliez faire sur le bilan de Delanoë à la mairie de Paris, Pierre Bergé vous dit… vous répond : « Non mais moi je vais à l’opéra et je ne veux pas qu’il me fasse la gueule pendant qu’on est à l’opéra ». Je trouve ça… fou, la réponse. Et vous le dites aussi. Vous dites : ben voilà, c’est le milieu de l’entre-soi, l’opéra, c’est là où les grands de ce monde ricanent entre eux. Et surtout qu’en plus de cet acharnement-là, c’est pas juste pour une question… enfin si, c’est juste pour une prise de pouvoir. Mais ça va aussi jusqu’à la volonté de destruction et de rabaissement de la personne qu’on imagine trop dans la lumière, quoi. Je trouve ça…

DL : Ce que je crois, dans le livre, c’est que je proposais de faire un numéro entier de Têtu qui visait l’état de la communauté. Et le bilan de Delanoë qui était à la fin de son mandat. L’idée c’était pas de faire un truc à charge. Il y avait forcément des trucs qui étaient très bien, qui avaient été faits. Mais ça a été balayé. Bergé m’a dit : « Tu comprends, toi tu vis à la campagne, tandis que moi je vais à l’opéra, et j’ai Delanoë en face pendant des mois et des mois. » Et j’ai trouvé ça tellement ringard comme truc. C’est-à-dire… le mec m’a dit : « C’est exactement ce qu’il faut faire, c’est un super bon sujet, voilà, un truc à l’américaine, mais… » Puis non. Et ça, tu vois, c’est typiquement le genre de chose qui me coupe l’envie d’écrire dans un journal… Quoi qu’il en soit, vous avez compris l’idée. Je savais depuis le début que faire Têtu avec Pierre Bergé, ça n’allait pas être simple. Ce n’était vraiment pas le genre de personnes avec qui j’avais envie de travailler. J’ai jamais eu beaucoup de respect pour lui. Je savais que c’était un magouilleur de première. Mais bon, parfois, il faut accepter certains compromis si on veut qu’un média existe. C’est le prix à payer.

Aujourd’hui, je ne lis plus le magazine, il ne m’intéresse plus. Mais à l’époque, c’était fondamental de créer un magazine gay et lesbien, en 1995, alors que la situation autour du VIH était catastrophique. Donc, cette initiative méritait une reconnaissance, quoi.

NDD : Oui, mais cette reconnaissance, elle n’est pas vraiment venue, non plus, même avec le film 120 battements par minute, dont on parlait tout à l’heure. On vous a appelé pour la promo – et encore, en traînant des pieds – et on vous a payé une misère pour tout ce que vous avez fait. C’est difficile à comprendre.

DL : Même moi, je n’ai jamais compris. Il y a plein de choses autour de ce film qu’on ne m’a pas dites. Ce qui compte le plus, c’est que le film soit un succès. Et franchement, c’était pas gagné au départ. Qu’il ait un prix à Cannes, c’était inespéré. Même si aujourd’hui, j’ai presque l’impression que tout était joué d’avance…

Mais à l’époque, naïvement, j’étais juste content qu’un film sur Act Up existe. Je l’ai défendu, même si plein de gens autour de moi ne l’ont pas aimé, pour des raisons que je respecte. Pour moi, c’est comme avec les interviews : j’en ai fait toute ma vie, même quand je n’en avais pas envie, parce que je me dis toujours qu’un message peut passer, qu’il peut toucher quelqu’un. Même si on radote, même si on répète toujours les mêmes choses, parfois, il en reste quelque chose. Mais c’est vrai : le milieu du cinéma, ce n’est pas du tout mon monde. Je le trouve très incestueux, beaucoup plus que celui de la musique, que je connais mieux. Et puis il y a des enjeux politiques dans le cinéma qui sont peut-être encore plus forts que dans la musique.

NDD : Oui, clairement. Et puis c’est une industrie.

DL : Exactement. Moi, je n’étais jamais allé à Cannes. Et franchement, mon séjour là-bas n’a pas été une joie. Je n’ai vu que de l’argent, du prestige. J’étais mal à l’aise à l’idée de porter un smoking – j’en ai jamais mis, même si apparemment ça m’allait bien. Mais bon, ce n’est pas mon monde. C’était très clair.

NDD : Avant de parler du film, justement, dans votre livre, vous concluez un chapitre en disant : “L’image est plus importante que le mot.” Et c’est vers ça qu’on tend aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, avec le cinéma, et notamment avec 120 battements par minute. Et votre expérience à Cannes… elle m’a laissé sans voix. Vraiment. Je le redis – et je radote un peu, désolé – mais lisez Caroline Bongrand, Pitch et Eiffel et moi, c’est un portrait du milieu du cinéma français à vomir. Et Geneviève Sellier aussi, Le culte de l’auteur, c’est pareil. On est face à un entre-soi, une petite mafia.

DL : Oui, et malgré tout, dans cet entre-soi, il y a aussi de très belles choses qui naissent. Mais c’est vrai : c’est toujours un bénéfice contre une déception. C’est une constante.

NDD : C’est incroyable parce qu’on a l’impression que votre vie, c’est ça. Le magazine se termine, ça vous permet de faire Act Up. Act Up s’arrête, vous faites Têtu. Têtu s’arrête, vous faites Minorités.

DL : Oui, mais Minorités, ça s’est mieux terminé que le reste. Parce qu’on avait bien pensé les choses en amont. Et puis j’avais de l’expérience, des échecs aussi. Et avec Laurent Chambon, et les autres, il y avait une entente très solide. Même à la fin, il n’y a pas eu de problème. C’est un des projets dont je suis le plus fier : une petite newsletter, trois textes de qualité chaque semaine pendant quatre ans. Franchement, bravo. Y a des rédacteurs en chef de gros magazines qui ne font pas ça. Et tout ça sans argent, depuis la campagne. Je suis très fier. Et d’ailleurs, je vois que depuis un mois ou deux, il y a du mouvement sur la page Facebook de Minorités. Des gens relisent les anciens textes qu’on avait produits il y a 10-15 ans, et franchement, souvent, ils sont meilleurs que ce qu’on lit aujourd’hui sur les mêmes sujets.

NDD : Oui, c’est une super idée. Pas étonnant qu’on y retourne, surtout avec la sortie de votre livre. Vous devriez reprendre Minorités !

DL : Non, c’est fini. J’y réfléchis régulièrement, mais… je suis fatigué. Et puis travailler sans argent, maintenant, c’est plus possible. Je suis à la retraite. Il y a une certaine noblesse à travailler gratuitement, bien sûr. Mais à force, ça use. Ça mine.

NDD : Oui, j’imagine. Et j’ai l’impression aussi qu’il y a un effacement qui vous a suivi toute votre vie. Même quand on fait une œuvre inspirée de votre parcours ou une exposition, on pense à vous au dernier moment. Je trouve ça fou. L’histoire du catalogue d’exposition où on vous contacte à la dernière minute, juste parce que “ça ferait bizarre” que vous n’y soyez pas… c’est incroyable.

DL : Bon, quand même, il y a eu une exception. Il y a eu une exposition à Strasbourg, sur le design du sida, il y a un an et demi. C’est Élisabeth Lebovici qui m’a mis en relation. J’ai pu écrire un texte, donner mon avis, participer vraiment. Mais sinon, c’est toujours pareil : il y a une coupure entre l’académie et ceux qui n’ont pas de diplômes. On fait toujours appel aux gens de son réseau, et moi, je n’appartiens pas à un réseau spécifique. Je le dis dans le livre : le seul moment où j’ai eu un vrai réseau, c’est pendant Minorités. Là, j’ai vraiment rassemblé des gens, je les ai fait écrire, produire. Mais depuis des années, je ne passe plus de coups de fil, on ne m’en passe pas non plus. Je me suis mis dans une forme de retrait, aussi. Il faut l’assumer. Je suis indépendant, libre dans une certaine mesure.

Mais c’est vrai qu’on ne respecte pas assez, dans ce pays, ceux qui sont hors des circuits traditionnels – qu’ils soient académiques ou intellectuels. Même politiquement, je ne suis pas reconnu par les “islamo-gauchistes”, alors que je les ai toujours soutenus. Pas plus par les écolos, alors qu’Act Up a inventé des modes d’action qu’on retrouve aujourd’hui dans l’activisme écologique. Je suis à peine reconnu dans la musique, parce que je ne suis pas prof ou je ne coche pas les bonnes cases. Mais c’est peut-être aussi ma volonté d’indépendance qui a contribué à ça. Cela dit, en général, quand on me propose quelque chose, je dis oui. Donc si on ne me propose pas… c’est qu’il y a vraiment une division structurelle, profonde, dans la société. Je suis un électron libre. Trop libre, peut-être.

NDD : Il y a un mépris de classe, moi je pense.

DL : Oui, oui, clairement. Quand on est arrivé dans le Sud-Ouest, on était des enfants de divorcés, des enfants de pieds-noirs. Donc forcément, on n’était pas comme les autres. Et on s’est construits contre une norme. En opposition.

NDD : Oui, exactement. Et on le ressent très bien dans le chapitre sur le travail et les relations – le chapitre trois, si je ne me trompe pas. On sent ce mépris social dans vos échanges avec certains interlocuteurs. Comme cette personne qui vient chez vous pour vous réclamer de l’argent pour des invendus de magazines…

DL : Enfin, pour vous dire, à l’époque, il y avait des collections de magazines, des trucs qu’il fallait vendre, récupérer, ça prenait du temps… Et quand on est dans l’urgence, dans cette urgence liée à la maladie, à la séropositivité, on ne se projette pas à dix ans. J’étais sidéré de voir certains camarades acheter un appartement. Je leur disais : “Mais enfin, on va tous mourir. Pourquoi tu t’endettes ?” Donc voilà, je n’ai jamais investi dans rien. Et au fond, je crois que les plus malins, c’était ceux qui ont eu les moyens d’acheter. Parce qu’évidemment, si j’avais été propriétaire, je n’aurais pas galéré autant. Moi, je ne possède rien. Et cette liberté, je l’aime, hein, mais elle a un prix. Elle va avec la précarité. On ne peut pas tout avoir : la liberté totale et la sécurité matérielle.

Je me rappelle les premiers à Act Up, vers la fin des années 2000, qui ont commencé à parler de précarité. Et moi j’étais là, à me dire : “Mais c’est quoi ce truc ?” J’étais moi-même précaire, mais je n’avais jamais été au fond du trou. Et puis est arrivé 2008, la crise. Là, on a vraiment commencé à comprendre ce que c’était que de vivre dans la précarité. Étudiants, migrants, employés d’hôtel… Ceux qui font grève aujourd’hui, je les comprends très bien : j’ai travaillé dans un hôtel. Et aujourd’hui, c’est encore pire. J’ai un fond prolo, oui, que je revendique. Pas au sens misérabiliste, hein. Mais je me méfie toujours des gens riches. Il faut.

NDD : Vous parlez d’ailleurs dans le livre de vos années comme groom, et aussi de votre travail de journaliste pour des magazines. Vers la fin du livre, vous évoquez votre rencontre avec une association basque engagée sur les questions d’écologie. Vous parlez aussi de Txet Etchevery, militant basque.

DL : Oui, je vois. Il vient de prendre sa retraite, là. Il est en ce moment à Rome à vélo. Il passera chez moi cet été. C’est un militant incroyable. Moi, j’ai été très marqué par des gens comme lui, dans le monde de l’écologie. Ou encore par Éric Lenoir, qui a écrit ce bouquin magnifique sur le jardin punk. Ou Hamad Fatnassi, qui voulait emmener des jeunes Beurs faire du vélo au Maghreb pendant les vacances. Ce sont des gens dans l’action, dans le concret. Ils m’intéressent mille fois plus que ceux qui théorisent l’écologie ou la politique queer depuis leur bibliothèque. C’est ça qui me fatigue un peu aujourd’hui dans la culture queer : c’est très pathos, très cérébral, mais ça manque de concret.

J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de fils de bourges qui écrivent des livres radicaux, queer, tout ça… mais on sent quand même qu’ils sont fils de bourges. Leur radicalité sonne creux. Il y a une base sociale, une posture, qui fausse tout. Moi, j’ai toujours préféré faire les choses sans trop lire les grands penseurs. Je n’ai jamais lu Foucault, par exemple. Je me suis dit : un mec qui n’est même pas capable de dire qu’il a le sida avant de mourir, tout son travail, pour moi, il est foutu. Et pareil pour Marx, Chomsky, tout ça… Tous mes potes en parlaient, alors je me suis dit : “Non. Je veux garder une voix à moi. Claire. Sans influence.” Quand une figure devient trop écrasante dans une pensée, je préfère passer à côté, tenter de me construire sans ça.

NDD : Je comprends, je vous rejoins même. On est dans une époque de postures, plus que d’engagement. Il suffit de tweeter un truc vaguement politique et hop, on devient l’égérie d’une cause… même si on n’a jamais manifesté de sa vie.

DL : On est dans une période d’indifférence généralisée. Il y avait un débat récemment où on parlait de ça : l’indifférence généralisée. C’est l’exact inverse de ce qu’on a connu dans les années 80 ou 90, avec les grands concerts de soutien, les mobilisations massives.

Alors oui, il reste des militants, bien sûr. J’en vois sur X (Twitter), des gens qui prennent des risques réels – sur la Palestine, l’écologie, les syndicats… Mais la masse, elle, est indifférente. Submergée. Je crois que les gens sont dépassés par l’accumulation de mauvaises nouvelles. Et puis les médias, aujourd’hui, font caisse de résonance instantanée. Un drame à l’autre bout du monde devient viral. Tout est amplifié, tout le temps. Mais du coup, les colères, les engagements se perdent dans la surabondance, dans cette espèce de fracas permanent de l’actualité.

NDD : Je comprends, mais ce qui m’inquiète encore plus, c’est que parfois, une vie entière d’engagement peut être réduite à néant par une phrase maladroite, un tweet mal perçu… Et là, c’est terminé. Et derrière, il y a toujours des gens, parfois jaloux, qui attendent l’erreur pour vous faire tomber. Je fais référence dans le livre aux deux “shitstorms” racontés dans le livre : celle autour d’Harvey Weinstein, et celle, plus récente, autour d’une photo où vous étiez simplement en train de discuter – et qui a déclenché une vague de haine d’un jeunisme ultra violent. C’était effrayant.

DL : Quand on fait quelque chose, on dérange. Et il y a de la jalousie, oui. Et dans le milieu du sida, c’est particulièrement dur. Le milieu associatif est ultra-compétitif. Même si vous montez une association de macramé, vous aurez des jaloux à côté ! Alors dans un combat aussi vital que le sida… Quand les ennemis d’Act Up ont commencé à gagner, il y a eu des départs. Et puis AIDES a commencé une stratégie vraiment toxique : ils ont recruté les militants d’Act Up pour les faire taire, les neutraliser. Et comme c’était du bénévolat à Act Up, évidemment, si on vous propose un salaire, vous êtes tenté. Mais vous perdez votre liberté. Et vous devenez un ennemi.

Mes pires ennemis, ça a été AIDES. À chaque fois que j’ai eu une grosse crise, des gens de chez eux ont servi de caisse de résonance. Ce système est fait pour vous broyer, psychologiquement. Pour vous décrédibiliser, vous faire taire. Heureusement, chez moi, ça remonte vite. On ne me casse pas facilement. Et vivre à la campagne me protège beaucoup. C’est ma bulle. Si j’avais eu ces conflits à Paris, je ne sais pas si je m’en serais sorti aussi bien. Mais la campagne a quelque chose de génial : la nature ne vous juge pas. Et surtout, les gens ne viennent pas vous faire chier, contrairement à Paris, où, dans la rue, au supermarché, dans un bar ou un club, il y a toujours quelqu’un pour vous emmerder.

Moi, j’ai passé ma vie à aller dans des bars où il y avait toujours un mec bourré pour me faire chier parce qu’il ne m’aimait pas, point. À un moment, vous arrêtez d’y aller, quoi. Ou alors, vous créez votre propre club. Mais quand on fait du militantisme, il y a toujours des gens qui vous détestent pour ce que vous faites. Même s’il y a parfois une association, ou une personne, pour venir vous dire : « T’avais raison. Je me suis trompé, etc. » Là, il ne faut même pas être rancunier. Il faut juste les accueillir comme si c’était la première fois.

NDD : Oui, c’est ça. Et pour rebondir sur cette idée de « créer son propre club », vous avez littéralement créé vos propres soirées. Il y a une scène très drôle dans le livre à ce sujet – peut-être que vous ne l’avez pas vécue de façon aussi amusante – mais vous racontez vouloir faire une soirée sans drogue, et votre ami vous répond : « Mais enfin, il faut quand même, au minimum… un dealer ! »

DL : Oui, c’est Hervé Gauchet, un de mes meilleurs amis, que je respecte énormément, et qui est mort aujourd’hui… Il me disait ça, en rigolant, mais avec un fond de vérité : « Didier, faut quand même… un minimum ! » Mais à partir de 1998, il y avait un vrai malaise avec le GHB. Il y a eu des décès. Quand on a monté notre petit club à la Boule Noire, il y avait une idée de protection, encore une fois. On a fait ça par amour du truc. On n’a jamais gagné d’argent, juste réussi à équilibrer les comptes, mais jamais fait de bénéfices.

Et il y avait vraiment une ambiance de bienveillance. Un esprit clair, protecteur, surtout pour les filles. D’ailleurs, j’avais des copains hétéros qui me disaient : « Tu sais, c’est le meilleur club pour draguer ! » Parce que c’était mixte, gays et filles, donc pas de compétition entre mecs, et les filles étaient contentes aussi, parce qu’elles n’étaient pas emmerdées. Faire un club mixte, c’est vraiment une super idée.

NDD : Oui, c’est à la fois drôle et très touchant, ce que vous racontez. Et encore une fois, on retrouve cette idée centrale de protection. Vous montez sur la mezzanine, vous demandez à ce qu’il n’y ait pas de drogue… La scène est forte. Elle dit beaucoup de votre engagement, et de votre façon de penser.

DL : Bien sûr. Parce que quand on crée un truc, on en est responsable. C’est comme une manif : c’est violent, c’est risqué, mais on doit préparer les choses pour éviter les blessés, pour éviter que des femmes se retrouvent en garde à vue, pour éviter que des personnes séropositives soient humiliées ou traumatisées. C’est fondamental. Et un club, c’est pareil. Le pire qui puisse arriver, c’est qu’une personne meure. Alors quand tu fais ça pendant quatre ans et que tu n’as aucun malaise, aucun drame, eh bien c’est une réussite. Parce qu’à l’époque, il y avait des overdoses, des erreurs avec le GHB, des mecs qui mélangeaient avec de l’alcool, et c’était catastrophique. Je crois que si on avait eu un malaise sérieux, ou un décès, on aurait arrêté le club tout de suite.

Moi, j’étais effaré de voir ce qui se passait au Dépôt à cette époque. Il y avait des malaises, des morts parfois, et le club ne fermait même pas la nuit suivante… C’était un grand bordel. Pour moi, si quelqu’un meurt dans ton club, tu fermes au moins pour la nuit. Par respect. Tu ne peux pas continuer à faire la fête comme si de rien n’était.

Encore une fois, cette idée de protection, c’était central dans ma vie. Je crois que c’est ça qui a permis à certaines personnes de bien s’en sortir dans les structures que j’ai aidé à créer. Parce que c’étaient des endroits sans violence, à contre-courant de la société où tu dois te battre pour survivre. C’était un peu comme une histoire d’amour heureuse, tu vois ? Il n’y avait pas de place pour la violence. Moi, je ne peux pas prendre du plaisir si je sens de la violence autour.

NDD : Vous en parlez aussi dans le livre, de ce refus radical de la violence. Et vous évoquez aussi Guillaume Dustan, à propos duquel vous avez des mots très durs – justifiés d’ailleurs. Je fais une petite parenthèse : j’ai lu la dernière bande dessinée de Fabrice Neaud, Le Dernier Sergent, à laquelle vous faites référence dans le livre. Et vous en avez signé la préface…

DL : Oui, mais ça m’a mis très mal, ces pages sur Dustan. J’ai même fait une crise d’herpès, je ne lui ai pas dit. Je n’ai pas souvent de crises, donc ça veut dire que j’étais vraiment contrarié. J’aime énormément le travail de Fabrice, hein. Mais quand j’ai vu six pages sur Dustan dans sa BD… Ça m’a retourné. Parce que Dustan, c’était un combat. Un combat que les gens n’ont pas compris. Refuser la capote à un moment où elle était indispensable, pour moi c’était criminel. C’était irresponsable. La plupart des gens qui l’encensent aujourd’hui – sociologues, critiques, universitaires – ne savent même pas qu’il y a eu un conflit politique à ce sujet. Ils ne savent même pas qu’il a arraché une affiche de prévention au Dépôt, alors qu’on avait lutté pendant des mois pour qu’elle soit affichée. Ça, c’est impardonnable.

Quand on milite, on ne retire pas une affiche de prévention. C’est de l’opportunisme criminel. Je ne me serais jamais permis de faire ça à une autre association, même si je n’étais pas d’accord avec le message.

NDD : Et ce conflit avec Dustan, vous le racontez aussi comme une des raisons de votre départ d’Act-up en 2004.

DL : Oui. Je voulais que l’asso soit plus radicale sur la prévention. Ils n’ont pas voulu. Je suis parti.

NDD: Je dois dire que moi, je n’ai jamais compris l’aura dont Dustan bénéficie aujourd’hui. J’ai lu ses livres, et je les ai trouvés illisibles. Il n’y avait rien de littéraire là-dedans.

DL : Les premiers, ça va. Mais les derniers, c’est du grand n’importe quoi. Un mec complètement troublé. Il écrivait des trucs comme s’il déversait sa détresse sans filtre. Juste parce qu’il avait une aura, un style, un look. La perruque, la jupe en cuir, tout ça… Les gens ne voyaient pas qu’il était profondément déprimé. Et moi, ce que je ne comprends pas, c’est qu’on puisse ériger en héros homosexuel un mec qui était juge ! Un juge ! Rien que pour ça, je dis non. Le symbole est terrible. C’est ça qu’on met en avant ? Avec la justice qu’on a, qu’on a toujours eue, contre les minorités ? C’est aberrant.

NDD : Mon analyse, c’est que sa séropositivité l’a détruit. Il est parti dans l’extrême, dans la provocation permanente. Et ça a produit des choses extrêmement dangereuses : « Ne mettez pas de capote, on s’en fout. »

DL : Et c’était surtout l’époque où des gens se contaminaient volontairement. Des rituels, des partages de seringues ou de sperme, c’était super grave. Il n’y avait plus de lumière dans tout ça. Plus de solaire, plus d’espoir. C’était le moment le plus triste de la sexualité gay.

NDD : Et vous, vous avez protégé des gens comme moi, qui avons commencé notre vie sexuelle à cette époque, et qui avons compris l’importance du préservatif. Et aussi le danger que représentaient ces discours-là. Franchement, je ne vous remercierai jamais assez pour ça. Et je pense que je ne suis pas le seul.

DL : Je sais. J’ai toujours eu des gens qui m’appelaient pour des conseils médicaux. J’ai accompagné beaucoup de monde. Et oui, il y avait une idée de sacrifice, quelque part. On savait bien que le préservatif, c’était pas fun. Qu’on pouvait faire moins de choses. Mais le virus était trop dangereux. Il fallait faire baisser l’épidémie, préparer sa fin.

On espérait qu’elle s’arrête d’ici 2030. Mais là, avec ce que Trump a décidé, c’est foutu. L’aide internationale est bloquée. Les traitements ne parviennent plus dans certains pays. Ça veut dire que les charges virales explosent à nouveau, les systèmes immunitaires s’effondrent. Des millions de personnes vont mourir. C’est ahurissant. Je n’aurais jamais imaginé ça.

NDD : Nous allons terminer sur ça, mais l faut que je précise quand même quelque chose, c’est que j’ai vraiment survolé votre livre de près de 500 pages, je ne suis pas rentré dans les détails, mais on apprend beaucoup, beaucoup plus de choses que ce qu’on a parlé ici, on est sur le haut de l’iceberg seulement. On apprend aussi des choses sur le monde de l’édition, sur les livres que vous avez publiés, comment ils ont été créés, écrits et reçus. On apprend plein de trucs sur Tétu, sur le magazine, sur tout ce que vous avez fait. Et pour moi, vraiment, c’est un livre nécessaire. Merci, Didier Lestrade d’avoir accepté cette interview.

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