Roman

Seumphonies

Ce sont des chiffres que les gens veulent, invariablement. Ils vous jugent avec des réflexes de comptable de province. Ils veulent des nombres – n’importe lesquels et tous – votre âge pour commencer, les salaires annuels, mensuels et mes chiffres de vente. Et si cela ne suffit pas, ils iront prendre ceux des voisins et des épouses des voisins, et tous les chiffres alentours. Ils veulent des nombres, en masse, ordonnées en axe x et y. Cela leurs donne une idée de qui vous êtes vraiment, et de si vous valez le coup. L’humanité entière se case dans une cellule Excel. Tout se mesure en perte et profit, en nombre d’amis, en nombre de retweet. Parfois, je me laisse prendre au piège. J’oublie. On me demande mon métier et moi, je réponds, bêtement. 
– Je suis écrivain. J’écris des romans policiers.
   Que j’ai l’air malin ! Dans ce train qui se traine, avec mes deux carnets de notes ouverts et mon stylo Bic à la main, que j’ai l’air malin, que j’ai l’air sûr de moi ! La femme qui m’a posé cette question penche sa tête légèrement. Elle n’est ni surprise, ni intéressée. Elle compte. Elle compte et elle cherche. M’a-t-elle déjà vu à la télévision ? Sur Netflix ? Suis-je Guillaume Musso ou l’époux de cette animatrice TV ? La question s’est déjà formée dans son crâne, c’est la seule et la première qui lui soit venue, c’est la première et la seule à laquelle tout le monde pense. Elle la retient encore un peu, elle ricoche contre les parois de son cerveau. La voilà avec des bosses, mal foutue, déformée. Mais elle hésite encore. Serait-ce impolie de sa part de demander…  
– … et combien de livres avez-vous… 
– … écrits ?
– … vendus. 
   Au lieu de répondre 158, je mens. Je dis entre 300 et 400, ce qui a le même effet. 
   Peanuts. 
   Je suis écrivain et la voilà Reine d’Angleterre ressuscitée. Elle sourit et redresse sa tête, comme si j’avais amoindri puis restauré sa fierté tour à tour. Elle se replonge dans son bouquin – le roman d’un auteur – et me laisse à mes carnets de notes. 

Mais t’es qui, toi ?

C’est une question qui n’est jamais posée mais qui flotte partout, tenace, en tout temps, en tout lieu, en toute occasion. “T’es qui, toi ?”, avec ce mot, ce “toi” prononcé comme s’il sentait mauvais. C’est pourtant de nos bouches qu’il sort, qu’il y a habité, qu’il y a muri et qui tombe du coin de nos lèvres à cause d’un autre. Un autre qui nous juge, pire, qui risque de nous juger et de nous retirer le peu de respect que l’on se prête. Alors, à l’attaque. Voici que l’on se met à compter, tout pareil, le nombre de zéros, le nombre de like, le nombre de follow.  C’est un putain de cirque à la frontière du seum et de l’aigreur. Nous sommes un portrait en négatif, la somme des frustrations. C’est l’ère du vide, la glorification du rien. On préfère applaudir la photo d’un livre photoshopé plutôt que de valoriser le travail caché derrière. #bookstagram est un tueur de masse. 

Franck Courtès, à pied d’œuvres, aux éditions Gallimard

« Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune. »

Franck Courtès était photographe. A l’heure où le photographe de mariage est concurrencé par le smartphone de l’ami de la famille, à l’heure où le monde est saturé de photographies, Franck Courtès a perdu le goût pour son métier. Il le raconte dans A pied d’œuvre aux éditions Gallimard et ce n’est pas très drôle. Ou plutôt oui, cela fait rire mais jaune et avec les poils qui se dressent sur la peau. Derrière la farce du changement de direction, Franck Courtès raconte la pauvreté, la petite misère, la précarité. Ce n’est pas un livre qui parle d’écriture, qui donne des clés, des conseils, ni même un livre de passage ou de mise en garde. Tout ça, c’est du paravent. Ce que raconte Franck Courtès, c’est le traitement que la société réserve aux précaires. C’est le kafkaïen des guichets CAF, c’est l’incompréhension et le manque de considération de la société et de l’entourage.   

« Elle me sera vite venue, la docilité du pauvre. C’est drôle ce que trois euros ont d’importance pour moi aujourd’hui. Je suis tout sourire, serviable au possible. Trois euros, je m’en décrocherais la mâchoire, cinq, c’est Noël. On comprend vite l’argent quand on n’en a plus. »

J’aimerais dire que c’est un livre brûlot, au sens premier du terme, un livre qui brûle, une trainée de poudre sur laquelle on jetterait une petite étincelle pour tout embraser, pour tout faire exploser. Mais les livres, tout le monde s’en fout, #bookstagram. On en parlera ici, cela fera un bel article là-bas mais point de changement du monde, point de changement de politique, point de prise de conscience. L’avenir qui s’annonce connaitra une chasse aux pauvres de plus en plus forte, de plus en plus dense et de plus en plus implacable. La littérature a perdu son pouvoir de persuasion. 

La littérature est devenue une distraction.

Préc. Suiv.